dangers du lendemain…
Eh bien, cédez; ne faites pas la guerre, — mais sachez bien, qu’alors, au lieu d’avoir, ou la Révolution, ou Nicolas…
Vous aurez Nicolas et la Révolution.
Voilà ce que je développerai, cher Linton, dans ma deuxième lettre.
Londres, le 2 janvier 1854.
DEUXIEME LETTRE
Cher Linton,
La formule de la vie européenne est beaucoup plus compliquée que ne l’était celle du monde antique.
Lorsque la culture de la Grèce déborda les limites étroites des républiques urbaines, ses formes politiques furent do suite épuisées et s’usèrent avec une grande célérité. La Grèce devint province romaine.
Lorsque Rome dépensa son fond d’organisation et transgressa ses institutions politiques, elle ne trouva plus de ressources pour sa régénération et se désagrégea en se combinant de diverses manières avec les barbares.
Les états antiques n’étaient pas pérenniels, ils n’existaient qu’une saison.
Vers le XV-e siècle, l’Europe arriva à un de ces cataclysmes, qui, pour les états antiques, aurait été le précurseur d’une mort certaine. La conscience et la pensée rejetaient les bases de l’édifice social. Le catholicisme et le féodalisme furent attaqués. Une lutte sourde dura plus de deux siècles… minant l’église et le château.
L’Europe était si près de la mort, que déjà on commençait à entrevoir les barbares au-delà des frontières — ces corbeaux qui flairent de loin l’agonie des peuples.
Byzance était dans leur mains, ils paraissaient tout prêts à fondre sur Vienne, mais le croissant fut arrêté au bord dol’Adriatique.
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Un autre peuple barbare s’agitait au Nord, s’organisait, se préparait. — Un peuple en peau de mouton et aux yeux de lézard. Les déserts de la Volga et de l’Oural ont vu de tout temps les bivouacs des peuples en migration; ce sont les salles d’attente et de rassemblement, officina gentium, où, en silence, la destinée prépare ces nuées de sauvages pour les lâcher sur les peuples mourants, sur les civilisations en marasme — afin de les achever.
Pourtant la lune des Islamistes ne se levait pas et se contentait d’éclairer les ruines de l’Acropolis et les eaux de l’Hellespont. Et les barbares de la Volga, au lieu de tenter une invasion en Europe — allèrent enfin, dans la personne d’un de leurs tzars, solliciter de leurs voisins la civilisation et l’organisation politique.
Le premier orage passa au-dessus des têtes.
Que s’est-il donc passé?
La migration éternelle des peuples vers l’Occident — retenue par l’Atlantique, se continuait; l’humanité avait trouvé un guide: Christophe Colomb lui montrait le chemin.
L’Amérique sauva l’Europe.
Et l’Europe entra dans une nouvelle phase d’existence qui manquait aux états antiques: une phase de décomposition à l’intérieur et de développement au-delà de l’océan.
La Réformation et la Révolution ne sortirent pas des murs de l’église ni des enceintes des états monarchiques; évidemment elles ne purent pas abattre le vieil édifice. Le dôme gothique s’affaissa, le trône se pencha de côté, mais leurs ruines subsistèrent. Et ni la Réforme, ni la Révolution n’avaient plus prise contre eux.
On a beau être réformé, évangelique, luthérien, protestant, quaker — l’église existe, c’est-à-dire que la liberté de la conscience n’existe pas, ou c’est un acte de rébellion individuelle. On a beau être parlementaire, constitutionnel à deux chambres ou à une seule, au suffrage restreint ou au suffrage universel… le trône penche, mais existe toujours; et quoique les rois fassent la culbute à chaque instant, — il s’en trouve d’autres. — A défaut d’un roi dans une république, si c’est en France, il y a un roi de paille qu’on met sur le trône et pour lequel on garde les châteaux et les parcs, les Tuileries et les Saint-Cloud.
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Tandis qu’un christianisme laïque et rationaliste — lutte contre l’église, sans s’apercevoir qu’il sera écrasé le premier par la voûte, — tandis qu’un républicanisme monarchique lutte contre le trône, pour s’y asseoir royalement, — le souffle révolutionnaire est ailleurs, le torrent a changé de direction et laisse ces vieux Montechi et Capuletti continuer leur lutte héréditaire sur le second plan. L’étendard se lève, non plus contre le prêtre, — non plus contre le roi, non plus contre le noble, mais contre leur héritier à tous, — contre le maître, — contre le détenteur patenté des instruments de travail. Et le révolutionnaire n’est plus ni huguenot, ni protestant, ni libéral; il s’appelle Ouvrier.
Et voilà que l’Europe — rajeunie une fois — deux fois même, s’arrête à une troisième limite n’osant la franchir. Elle tremble devant le mot le «Socialisme» qu’elle lit sur la porte. — On lui a dit que c’est Catilina qui doit ouvrir la porte, et cela est vrai. La porte peut ne pas s’ouvrir; mais si elle est ouverte, ce sera par Catilina… et un Catilina qui a tant d’amis, qu’il est impossible de les étrangler tous dans une prison. Cicéron, l’assassin consciencieux et civil, fut plus heureux que son émule Cavaignac.
Cette limite est plus difficile à passer que ne furent des autres. Toutes les réformes conservent la moitié du vieux monde, qu’elles couvrent d’un nouveau drap; le coeur ne se brise pas entièrement; on ne perd plus’tout à la fois; une partie de ce qu’on aimait, de ce qui nous était cher depuis l’enfance, que nous vénérions, ce qui était traditionnel, reste et console les faibles… Adieu chansons des nourrices, adieu réminiscences de la maison paternelle, adieu l’habitude dont la force est plus grande que la force du génie, dit Bacon.
…Rien ne passera la douane pendant l’orage; aura-t-on la patience d’attendre le calme?
Peu à peu tous les intérêts, toutes les préoccupations, complications, aspirations qui ont agité pendant un siècle les esprits en Europe — pâlissent, deviennent indifférentes, choses de routine, questions de coterie. Où sont tous les grands mots qui faisaient vibrer le cœur et verser les larmes!.. Où sont les drapeaux vénérés depuis Jean Huss dans un des camps, depuis 89 dans un autre? Depuis que le brouillard opaque, qui enveloppait la révolution de Février, a disparu, on commence à voir de plus en plus
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clair; une simplicité tranchante remplace les complications: il n’y a que deux questions réelles:
La question sociale, —
La question russe.
Et, au fond, c’est la même. La question russe, c’est le côte accidentel, l’épreuve négative; c’est la nouvelle apparition desbarbares, flairant l’agonie, criant leur «mémento mori» au vieux monde, et lui offrant un assassin, s’il ne veut pas se suicider.
En effet, si le socialisme révolutionnaire ne parvient pas à en finir avec la société en décadence — La Russie en finira.
Je ne dis pas que cela soit nécessaire, — mais cela est possible.
Rien n’est asbolument nécessaire. L’avenir n’est jamais immuablement arrêté d’avance: il n’y a aucune prédestination invariable. L’avenir peut ne pas être du tout. Un cataclysme géologique pourrait bien mettre fin non seulement à la question orientale — mais à toutes les autres, faute do questionneurs.
L’avenir se forme, se crée des éléments qui sont sous mains, et des conditions qui les entourent, il continue le passé; les tendances générales, vaguement exprimées, se modifient d’après les circonstances. Los circonstances déterminent le comment, et la possibilité flottante devient fait accompli. La Russie peut aussi bien envahir l’Europe jusqu’à l’Atlantique, qu’en être envahie jusqu ‘à l’Oural.
Pour le premier cas, il faut une Europe profondément divisée.
Pour le second, une Europe profondément unie.
L’est-elle?
Le tzarisme est poussé par instinct de conservation et par une force naturelle, comme celle qui guide les oiseaux aux migrations, vers la mer Noire, vers la Méditerranée. Il lui est impossible de ne pas rencontrer l’Europe dans cette marche.
Ce serait une folie du penser que l’empereur Nicolas puisse tenir tête à l’Europe, à moins que l’Europe elle-même ne se mette à l’avant-garde de son armée et ne combatte contre elle-même; mais c’est ce qui se fait; c’est ce qui est.
Le conservatisme peureux, soucieux, sénile, trouvera dans un conflit entre l’Europe et la Russie, les moyens de paralyser chaque élan des peuples.
Car il y a deux Europes qui s’entre-haïssent, s’entre-détestent beaucoup plus profondément que les Turcs et les Russes, et ce manichéisme social existe dans chaque état, dans chaque ville, dans chaque hameau. Quelle unité d’action est donc possible avant le triomphe d’un des lutteurs? Les armées ne combattent héroïquement aux frontières que lorsqu’il y a un comité de salut public à la maison.
C’est lui qui avait imprimé aux armées révolutionnaires cette énergie étonnante qui dura vingt années après sa mort.
Il n’y a rien au monde qui démoralise plus les armées que la pensée funeste d’une trahison derrière leur dos. Peut-on avoir confiance aux gouvernements tels qu’ils sont? Dans leur propre camp, les hommes de l’ordre se soupçonnent l’un l’autre.
Nous trouverons partout, jusque dans les hauts parages de la diplomatie, des traîtres qui vendent leur pays à Nicolas.
Nicolas a non seulement des banquiers et des journalistes, il a des premiers ministres, des frères de roi, des cousins régnant; il a un nombre prodigieux de grand-duchesses, qu’il octroie aux princes allemands, à condition de faire des serfs russes de leurs maris; et ces grand-duchesses, lorsqu’elles sont malades, vont prendre «les brouillards de Londres», dont la vertu curative a été découverte par Nicolas.
«La Fusion» est très-russe; — «l’Assemblée Nationale» a l’air d’être une feuille do Kazan ou de Penza. — Mais si l’empereur Nicolas voulait abandonner tous ces Chambord-Nemours aux délices d’une réconciliation de famille et d’une partie de chasse à Froshdorff, le bonapartisme serait à l’instant même, non seulement Russe, mais Tartare.
Le roi des Belges tient une agence russe à Bruxelles; le roi de Danemark, un petit bureau à Copenhague. L’Amirauté, — la fière Amirauté de la Grande-Bretagne fait humblement la police du tzar à Portsmouth, et un officier samoyède foule impunément aux pieds l’acte de l’habeas corpus sur le pont d’un navire anglais. Le roi de Naples est le servile imitateur de Nicolas, et l’empereur d’Autriche son Antinoïs, son admirateur passionné.
On parle tant d’agents russes que l’on cherche toujours