ne prévoyait encore la Révolution — qui allait sauver ce monde; on prévoyait seulement la dissolution. — Avec cela, il comprit donc le rôle possible de la Russie vis-à-vis de l’Asie et vis-à-vis de l’Europe. Faux ou non, son testament contient
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ses idées, qu’il a, du reste, exprimées maintes fois dans des notes, des mémoires. Le gouvernement russe est fidèle à la tradition de Pierre I jusqu’à Nicolas, et Nicolas lui-même la continue au moins dans la politique extérieure.
On peut la blâmer, la maudire. — Mais comment prétendre qu’elle soit sénile, stationnaire, décrépite?
On dit que le peuple russe se tient à l’écart et reste immobile tandis qu’un gouvernement presque étranger règne comme il veut à Pétersbourg. Des auteurs allemands en concluent que le peuple russe, stationnaire et asiatique, n’a rien de commun avec l’action de son gouvernement, que c’est une race de demi-sauvages, diplomatiquement conquise par les Allemands, qui la mènent où bon leur semble. Les conquêtes de l’Allemagne, il faut l’avouer, sont les plus grandes et les plus pacifiques du monde. Les Allemands no se contentent pas de la parenté de l’Angleterre et de l’Amérique (Stammverwandt!), ils ont encore toute la Russie, soumise par les chevaliers des provinces baltiques, par une famille de Holstein-Gottorp, par une nuée de généraux, de diplomates, d’espions et d’autres dignitaires d’origine allemande.
Il est vrai que le gouvernement do Pétersbourg n’est pas national. La dénationalisation de la Russie moscovite, tel était le but de la Révolution de Pierre I. L’opposition passive et une certaine immobilité du peuple est aussi un fait exact. Mais, d’un autre côté, le peuple donne involontairement une base colossale et vivante au gouvernement. Il forme un chorus immense qui imprime un caractère sui generis au despotisme allemand (puisqu’on le veut) do Pétersbourg. Le peuple qui ne l’aime pas, voit pourtant en lui le représentant de son unité nationale et de sa force.
Rien en Russie ne porte ce caractère de stagnation et de mort que nous voyons dans ces répétitions invariables, monotones, de génération en génération, chez les vieux peuples de l’Orient.
De l’incapacité d’un peuple pour certaines formes de transition, il serait injuste de conclure à son incapacité absolue de développement.
Les peuples Slaves n’aiment ni l’idée de l’Etat, ni l’idée de la Centralisation. Ils aiment à vivre dans des communes éparpillées,
qu’ils seraient bien contents do mettre à l’abri de toute intervention gouvernementale. Ils détestent l’étal, de soldat, — ils détestent la police. La fédération serait peut-être la forme la plus nationale pour les Slaves; le régime tout opposé de Pétersbourg n’est qu’une dure épreuve, qu’une forme provisoire, qui, certes, a produit aussi du bien, en soudant, par force, les diverses parties de l’Empire, et en leur imposant l’unité.
Le peuple russe est un peuple cultivateur. L’amélioration de l’état social de la minorité propriétaire en Europe, s’est faite au profit des citadins. Quant aux paysans, la Révolution ne leur apporta que l’abolition du servage et la division des terres. Or, vous savez que la division des terres serait un coup mortel pour l’organisation de la commune russe.
Rien n’est pétrifié en Russie; tout y est encore en état de liquidité, de préparation. Haxthausen a très bien remarqué — que partout en Russie on voit «le non-achevé, la croissance, le commencement». Oui, on sent la chaux, la scie et la hache… et avec cela on reste serf paisible du seigneur, fidèle sujet du tzar?
…Une des questions les plus naturelles, serait de se demander si la Russie doit passer par toutes les phases du développement européen, ou si elle doit avoir un tout autre développement révolutionnaire? — Moi, je nie complètement la nécessité de ces répétitions. Les diverses phases douloureuses, difficiles, du développement historique de nos prédécesseurs peuvent et doivent être parcourues par nous, mais de la même manière dont le foetus passe par les degrés inférieurs de l’existence zoologique. Un travail fait, un résultat obtenu, est fait et obtenu pour tous ceux qui le comprennent; — c’est la solidarité du progrès, c’est le majorat humanitaire. Je sais très bien que le résultat à lui seul est intransmissible, au moins inutile, — le résultat n’est réel, ne s’assimile qu’avec toute la genèse logique. Chaque écolier découvre encore une fois les propositions d’Euclide, — mais quelle différence entre le travail d’Euclide et celui de l’enfant de nos jours!..
La Russie a fait sou embryogénie révolutionnaire dans sa classe Européenne. La noblesse avec le gouvernement forme l’état Européen dans l’état Slave. Nous avons passé par toutes les phases du libéralisme, depuis le constitutionalisme anglais
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jusqu’au culte de 93. Nous l’avons fait, je l’ai dit ailleurs, comme l’aberration des étoiles répète en petit le chemin parcouru par la terre dans son orbite.
Le peuple n’a pas besoin de refaire ce triste travail. Pourquoi verserait-il son sang pour parvenir à ces demi-solutions, auxquelles nous sommes parvenus nous autres, dont la seule importance est d’avoir posé d’autres questions, d’avoir éveillé d’autres aspirations.
Nous avons fait ce service pénible, lourd, — pour le peuple; nous l’avons payé par les gibets, les travaux forcés, les casemates, les exils, et par une existence maudite, oui! par une existence maudite.
On ne se doute pas en Europe de ce que nous avons souffert depuis deux générations.
La compression devenait de jour plus grande, plus lourde, plus blessante; il fallait cacher sa pensée, étouffer les battements du cœur… et au milieu de ce silence morne, pour toute consolation, on entrevoyait avec terreur l’insuffisance de l’idée révolutionnaire et l’indifférence du peuple pour elle.
Voilà la source de cette noire tristesse, de ce scepticisme navrant, de cette ironie accablante, qui fut le caractère de la poésie russe. Tout ce qui est jeune, tout ce qui a le cœur chaud, cherche à s’assoupir, à s’oublier; les hommes de talent meurent à mi-chemin, sont exilés, ou s’exilent eux-mêmes. On parle de ces hommes et de leur terrible fin, parce qu’ils sont parvenus à briser cette voûte d’airain qui les entourait, parce qu’ils ont donné une preuve de leur force… Mais des centaines d’autres qui se sont croisés les bras par désespoir, qui se sont moralement suicidés, qui sont allés au Caucase, qui se sont perdus dans leurs terres, dans les maisons de jeu, dans les cabarets, — tous ces fainéants, que personne n’a regrettés, n’ont pas moins souffert que les autres.
Pour la noblesse, cette éducation a fait son terme. La Russie civilisée n’a maintenant qu’à se fondre dans le peuple.
La véritable découverte du peuple russe, pour la Russie européanisée, ne date que depuis la révolution do 1830. On comprit enfin avec étonnement que le peuple russe si indifférent, si incapable pour toutes les questions politiques, — touchait par sa manière d’être de beaucoup plus près à une nouvelle organisation
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sociale, que ne font les peuples d’Europe. Peut-être, dira-t-on, mais il touche aussi à l’organisation de quelques peuples de l’Asie. Et on montre alors la commune rurale chez les Hindous, assez pareille à la nôtre.
Je suis bien loin de nier que les peuples de l’Asie n’aient pas d’éléments sociaux supérieurs à ceux que nous voyons chez les peuples de l’Occident. Ce qui arrête les peuples de l’Asie, ce n’est pas la commune, mais leur immobilité, leur exclusivisme, leur impuissance de l’arracher au patriarcalisme, à l’existence de la race; tout cela n’a pas de puissance chez nous.
Les peuples slaves ont au contraire une grande flexibilité; leur facilité à tout s’appropier, langues, coutumes, arts et procédés mécaniques, est remarquable. Ils s’acclimatent aussi bien auprès de la mer glaciale qu’aux bords de la mer Noire.
Dans la Russie civilisée (toute détachée qu’elle soit du peuple, elle représente pourtant son caractère), on ne trouve pas de ces incompatibilités de vieilles femmes, de ces incapacités serviles comme on en trouve à chaque pas dans le vieux monde.
Nous sommes stupéfaits en voyant le mur chinois qui divise l’Europe et qui paraît infranchissable. Est-ce que l’Angleterre et la France connaissent quelque chose du mouvement intellectuel en
Allemagne? Et ces deux grandes Chines de l’Europe se comprennent encore moins l’une l’autre. Eloignées de quelques heures l’une de l’autre, faisant un négoce incessant, nécessaires l’une à l’autre, — les villes de Paris et de Londres sont plus séparées que celles de Londres et de New-York. Un homme de peuple, Anglais, regarde un Français avec une haine sauvage, avec un air de supériorité qui le fait prendre en pitié.
Le bourgeois anglais est pire encore, il vous assomme de questions, montrant une telle profondeur d’ignorance du pays voisin qu’on ne sait que répondre. Le Français de son côté a la faculté de rester cinq années dans Leicester Square, sans rien comprendre à ce qui se fait autour de lui. — Comment ce fait-il donc que la science de l’Allemagne, qui ne passe pas le Rhin, passe très bien la Volga, et que la poésie britannique qui s’altère en passant le canal, traverse saine et sauve la Baltique? Et cela, sous un gouvernement ombrageux et arbitraire, qui prend toutes les mesures pour nous séparer de l’Europe?
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Toute notre éducation privée et publique porte décidément un caractère d’universalité. Il n’y a pas d’éducation qui soit moins religieuse que la nôtre et qui soit plus polyglotte, surtout par rapport aux langues modernes. C’est la réforme de Pierre I éminemment réaliste, laïque et généralement européenne qui a imprimé ce caractère à l’éducation. Ce ne fut que sous l’empereur Alexandre et dans les dernières années de son règne, qu’on institua des chaires de théologie dans les Universités. Nicolas fait de grands efforts pour gater l’éducation publique, — il l’a frappée numériquement; mais quant à son orthodoxie policière, je ne pense pas que cela prenne racine; pour les langues modernes, c’est déjà tellement nécessaire et habituel, que cela restera. La gazette officielle de Saint-Pétersbourg, paraît en russe, en français et en