de police, et en partie ses assesseurs, sont élus par la noblesse.
Là où finit la police du district, commence la commune rurale, — avec son a parte: son starost élu, sa police élue; avec son absorption de l’individu au nom d’un communisme traditionnel et national. Là où commence de l’autre côté la centralisation gouvernementale, c’est-à-dire, au-dessus de l’administration locale des provinces, là finit toute trace du droit individuel, — individu est complètement absorbé, anéanti par la dictature de Pétersboug
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au nom de l’autocratie la plus absolue et la moins slave du monde.
Le seul milieu où les idées du droit personnel et les idées révolutionnaires puissent se produire, ce sont la noblesse et la bourgeoisie.
L’influence de la bourgeoisie est moindre en Russie qu’en Eupore, — non seulement parce que le développement industriel a été moindre, mais encore parce que la haute bourgeoisie passe facilement dans la noblesse (les employés de l’état, les négociants les plus riches, les artistes, les décorés, etc.).
Nous ne connaissons pas encore notre bourgeoisie comme force morale. Elle s’est montrée dans tous les cas extrêmement rétrograde, conservatrice, orthodoxe, servile et patriotique plus que de besoin. Opprimée, cachant sa richesse et se cachant à elle-même, elle reste muette, elle s’efface, bâtit des églises, distribue des secours aux pauvres et aux prisonniers, donne des cadeaux à tous les employés… et accumule des millions. Ce n’est que la nouvelle génération qui, ayant reçu une éducation tout-à-fait européenne, partagera nos idées révolutionnaires.
La noblesse chez nous est plutôt une administration qu’une aristocratie. La naissance, les titres de prince et de comte, l’ancienneté du nom, l’étendue des possessions ne donnent absolument aucun privilège. C’est le rang de service qui les donne. Lorsque deux générations des nobles n’ont pas servi, le gouvernement peut ôter la noblesse aux héritiers.
Cette universalité des services en change le sens. Servir le gouvernement en Russie n’a pas le sens que les Français attachent à ce nom, c’est-à-dire le sens d’être un agent du gouvernement, une âme damnée du pouvoir. Tous les conspirateurs de 14/26 Décembre occupaient des places dans le service. Une distinction parfaitement tracée se fait dans l’opinion publique entre les employés réels, dévoués, pleins de zèle, les employés par goût et les employés qui ne sont rien de cela. Les premiers sont quelquefois craints, mais jamais respectés. Les autres forment presque exclusivement la société indépendante dans les capitales et dans les provinces. Cette classe est assez nombreuse, si on y compte les officiers qui, en général, sont loin d’être serviles et mauvais comme les employés civils, les hommes qui ont quitté le service
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à 25 ou 26 ans, les propriétaires qui demeurent dans leurs terres et ne servent que lorsqu’ils sont élus par la noblesse.
C’est là que l’éducation universelle et polyglotte a produit les hommes les plus indépendants de l’Europe. Le despotisme écrasant, l’absence de la parole, la nécessité d’être toujours sur ses gardes, ont habitué la pensée à la concentration, à un travail intérieur, hardi et plein de haine. La littérature moderne a dévoilé ce qu’il y a de passions sourdes, accumulées dans la poitrine russe. L’opinion de la minorité civilisée le constate aussi. Sans peur et sans remords on arriva au socialisme en politique, au réalisme, à la négation de toute religion en philosophie.
Le socialisme unit les révolutionnaires européens aux révolutionnaires panslaves.
Le socialisme ramena le parti révolutionnaire au peuple. C’est très significatif. Tandis qu’en Europe le socialisme apparaît comme un drapeau de discorde, comme une menace; chez nous, il se lève comme l’arc-en-ciel des révolutions, comme une espérance.
Maintenant que vous connaissez un peu les éléments de la vie russe, vous êtes à même de voir qu’il est de toute impossibilité de faire un pas en avant, sans entrer dans une phase révolutionnaire ou dans une guerre européenne.
Toutes les questions vitales sont posées de manière que leur solution nous entraîne de toute nécessité à une réorganisation sociale, à moins qu’elle ne soit différée par une préoccupation extérieure.
L’émancipation des paysans, chose si facile dans les autres pays, est impossible sans la concession de la terre; l’émancipation, l’émancipation avec la terre, c’est l’expropriation partielle de la noblesse.
Les conditions d’existence de la noblesse seront changées, avec elles ses rapports au gouvernement, et n’oublions pas que la juridiction et la police extra-urbaine appartiennent à la noblesse, et que la noblesse de chaque province est organisée en corps délibérant avec les maréchaux, ayant des réunions régulières.
Si un homme énergique occupait le trône russe, il se mettrait à la tête du mouvement émancipateur; il couvrirait d’une véritable gloire la fin de la période de Pétersbourg et il aurait
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hâté un mouvement inévitable qui, à défaut do cet homme, engloutira le trône; mais pour cela, il fallait être Pierre I et non Nicolas.
Permettez-moi d’expliquer ma pensée davantage. Ce n’est pas seulement l’absolutisme, comme tel, qui empêche en Russie tout progrès. Le despotisme de Pétersbourg conserve, comme nous l’avons dit, sa forme dictatoriale, révolutionnaire, dénuée de tradition et de principe, — c’est une machine de guerre, de lutte, qui pourrait servir à divers usages. Mais le pli abominable que le gouvernement russe a pris dans toutes les questions de l’intérieur, depuis le 26 Décembre 1825, le rend parfaitement incapable de faire quelque chose de bon. Nicolas a immensément rétrogradé et cela avec une maladresse surprenante. Nicolas voulut dès le commencement de son règne être plus tzar qu’empereur — mais faute de comprendre le génie slave, faute d’en avoir l’intuition, il n’y parvint pas, et se borna à persécuter toute aspiration vers la liberté à étouffer tout désir de progrès, et à arrêter tout mouvement. Il voulait faire de son empire une Byzarice militaire. De là son orthodoxie de parade, froide, glaciale comme le climat de Pétersbourg. Nicolas n’a compris que la compression, que l’immobilité, que le côté chinois de la question. Il n’y a dans son système rien d’actif, rien de national même, il a cessé d’être européen sans devenir russe.
Pendant son long règne, il a touché à toutes les institutions, à toutes les lois, pour y introduire un élément de mort, de paralysie.
La noblesse ne pouvait devenir une caste close, grâce à la faculté de l’obtenir. Nicolas y mit des entraves en liant le titre de noble héréditaire au rang de Major dans l’armée et au rang de Conseiller d’Etat au service civil.
Avant lui chaque noble était électeur; lui, il fit un cens électoral.
Avant lui toute la police des districts était active; lui, il envoya des officiers de police (stanovoï) de la couronne, sous le commandement du Capitaine de police, élu par la noblesse.
Auparavant, le code criminel russe ne connaissait pas de peine capitale. Nicolas l’introduisit pour les crimes politiques et le parricide.
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De même le code criminel ne connaissait pas l’absurdité de la prison, comme châtiment — Nicolas l’introduisit.
La tolérance religieuse était une des bases glorieuses de i’Empire crée par Pierre I. Nicolas fit une loi sévère contre les hommes qui changeaient de religion.
La charte donnée à la noblesse lui garantissait le droit de vivre partout où elle voulait et de prendre service dans les pays étrangers. Nicolas restreignit le droit de locomotion, le temps des voyages, il introduisit la confiscation.
Depuis Pierre III, la chancellerie secrète, sorte d’inquisition laïque, était abolie. Nicolas l’a retrouvée; il a formé un corps entier d’espions avec ou sans armes, qu’il donna en apprentissage à Bénkéndorf et qu’il confia plus tard à son ami Orloff.
Avec ces moyens, Nicolas n’a réussi qu’à enrayer le mouvement, il a mis des pierres sous toutes les roues, et maintenant il s’indigne lui-même de ne rien voir marcher. Il veut maintenant faire quelque chose à tout prix, il y tend de toutes ses forces… les roues sauteront peut-être et le cocher se cassera le cou. Mais il peut encore avoir le dessus dans sa lutte avec le vieux monde, divisé, faligué, asservi.
J’ai dit, cher Linton, dans ma première lettre, que si le peuple russe n’avait qu’un avenir possible, — pour l’Empire russe, il pouvait bien y avoir deux éventualités.
J’ai la plus profonde conviction que l’impérialisme russe se dessècherait, se décomposerait et cela très vite, en face d’une Europe libre, unie (autant que les variétés nationales le comportent).
L’autocratie de Pétersbourg n’est ni un principe, ni un dogme; c’est une force; et pour rester telle, elle doit toujours faire quelque chose. Faire de la police et de la résistance, ce n’est pas faire quelque chose, et les autres matériaux pour une autre activité lui manquent ou lui font pour.
Vis-à-vis de l’Europe révolutionnaire, l’impérialisme russe n’aurait que deux chances: l’une, c’est de devenir despotisme démocratique et social, ce que je ne dis pas être absolument impossible, mais ce qui rendrait le tzarisme tout autre chose qu’il ne l’est. L’autre, c’est de se pétrifier, de s’immobiliser à Pétersbourg
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et de perdre chaque jour l’influence, la force, le prestige, et enfin, de se voir chassé un beau matin par l’insurrection des paysans ou par une révolte des soldats.
Près de vingt millions de serfs, aidés de cosaques profondément offensés par la perte de leurs droits et franchises; aidés des dissidents dont le nombre et la force morale sont très grands, et dont la haine contre le gouvernement est irréconciliable, aidés d’une partie de la noblesse!.. Cela peut donner a penser aux habitants du Palais d’hiver.
Est-ce que Pougatcheff n’a pas été maître absolu de quatre provinces pendant des mois entiers? Il est vrai que les mesures militaires sont bien autrement prises maintenant qu’elles ne l’étaient en 1777.
Et pourtant je me rappelle très-bien l’insurrection des colonies militaires à Staraïa-Roussa, en 1831, à 150 kilomètres de Pétersbourg et 450 de Moscou, dans un endroit où il y a toujours des masses de troupes cantonnées! Les insurgés interceptèrent les communications entre les deux capitales, eurent le temps d’exécuter