séparation, dans une distinction forcée, continuelle, de ce qui est un et indivisible par sa nature (cause et effet, âme et corps). Cette séparation est urgente comme moyen logique, comme la distinction que l’on fait en mathématiques du point et de la ligne. Mais le dualisme accepte ces opérations de l’entendement pour des réalités, et tâche constamment do vaincre l’un par l’autre, de vaincre le corps par l’esprit, le temporel par l’éternel. Pereat mundus et fiat justitia!
Jésus-Christ ne sauve aussi que l’esprit. Le corps, il le terrasse; la chair, il l’enchaîne. L’apôtre Thomas avait bien raison de douter de la résurrection du corps.
Le christianisme, partageant l’homme en deux êtres, l’un idéal, angélique, pur, impossible; l’autre grossier, déchu, bestial et malheureusement trop possible, renversa le bon sens moral des pauvres mortels. L’homme ne pouvait ni devenir ange et esprit, ni se défaire de la chair qu’on lui enseignait à mépriser. Il s’habitua forcément à vivre dans une lutte continuelle de sa conscience
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contre le fait même de son existence. Il se consolait par la sincérité d’un repentir périodique, et s’excusait par la faiblesse de sa nature scélérate. L’église se hâtait d’accepter les excuses et de donner l’absolution; elle y trouvait un moyen facile pour régler les comptes des consciences timorées, pour faire rentrer la paix dans les âmes agitées. Elle craignait que, dans le cas contraire, le désespoir ne lançât les hommes vers un autre ordre de pensées dont on ne se débarrasserait point par de faciles indulgences plénières; les hommes s’habituèrent à ce pieux mensonge, à cette hypocrisie demi-naïve et demi-lâche. Ils les transportèrent du confessionnal au forum, do la chaire au tribunal. L’éthique,
restant catholique, ôta seulement son froc de moine, qui commençait à ennuyer le monde, et se drapa dans la toge antique.
Cet échafaudage pompeux d’une morale des Dimanches, des phrases de parade, ne reste encore debout que par une convention tacite de ménagement et d’indulgence, comme celle qui maintient la république de San Marino. Elle s’appuie sur l’extrême faiblesse du caractère de l’homme moderne. Nous n’osons l’attaquer, cette morale, par fausse honte, par asservissement de conscience, par crainte d’être accusés d’immoralité, d’égoïsme, d’individualisme, de matérialisme. Nous entendons répéter tout ce fatras de maximes morales, nous les répétons nous-mêmes, sans y ajouter une valeur réelle, mais aussi sans protester; excellente manière d’éterniser l’erreur. C’est ainsi que les naturalistes parlent, par politesse, de la Providence, et que les poètes invoquent Apollon et les Muses.
L’habitude de ce petit mensonge de convention est tellement générale, que l’audace d’un homme qui déclare hautement ses scrupules et ses doutes, nous étonne et nous blesse. Nous nous sentons froissés, comme l’humble sujet d’un roi se sent offensé lorsqu’on parle irrévérencieusement de son maître. Pour ne pas exciter cette indignation, nous nous composons une langue officielle; nous nous trompons mutuellement; tout au moins, nous faisons semblant d’être trompés. Nous trompons surtout nos enfants, comme nous avons été trompés par nos pères, et comme ils tromperont les leurs… si la révolution n’intervient pas.
N’est-ce pas égarer l’esprit des autres, et le sien propre, que de répéter à chaque instant que l’homme ne doit pas penser à
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soi, qu’il ne doit vivre que pour les autres, qu’il n’y a pas de sort plus beau et plus doux, que de «mourir pour la patrie». Mourir pour sa cause, c’est une chose digne, grande, — mais pas du tout un bonheur; c’est un sort tragique et très triste; et pourtant, nous sommes tellement habitués à ce jargon déclamatoire, qu’il est presque aussi rare de trouver un homme qui meure pour sa cause, qu’un homme qui ose dire que le sort le plus heureux n’est pas du tout de périr, quel qu’en soit le motif.
Il y a quelque chose d’immoral dans cette comédie; ce mensonge perpétuel avilit l’homme et dégrade le caractère. Mardi-Cras vient de passer, nous sommes en plein Carême — jetons les masques. Il faut que les hommes avouent, par la parole, leurs actions. C’est peu de nier en cachette, il nous faut l’aveu, la parole qui manifeste, généralise, sanctionne.
Le dualisme a tellement pénétré dans nos pensées, dans notre manière d’envisager les choses, que nous sommes obligés de faire de grands efforts pour comprendre simplement les vérités les plus élémentaires — et nous avons l’air de comprendre facilement les choses les plus absurdes — comme par exemple l’existence de l’âme sans le corps. Notre langue est une langue dualistique; notre fantaisie n’a d’autres images, d’autres métaphores que celles du dualisme. Pendant plus de quinze siècles, tout ce qui enseignait, prêchait, écrivait — était imbu de dualisme. Vers la fin du XVI-e siècle, nous voyons quelques personnes qui commencent à douter du dualisme; mais la plupart, même en doutant, continuaient à se servir des phrases toutes faites du dualisme — comme Bacon, par exemple.
Après les encyclopédistes, après Hume et Kant, on a commencé à parler humainement dans les sciences positives; quant à l’éthique, le dualisme y a régné et y règne encore de nos jours.
Le temps est venu d’analyser le sens de ces Livres Sybillins de la morale, et de livrer à la risée du monde leur contenu conlus et boursouflé.
La morale qu’on nous prêche, no cherche qu’à effacer la personnalité, qu’à faire de l’individu un type, un homme algébrique dénué de passions. On invente des devoirs impossibles, des vertus offensant la nature — aussi ne fait-on que les accepter — on ne les pratique jamais. — Cette négation pratique est très grave. Tout
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en estimant l’exemple des saints — de ces ultras de la religion — les hommes vont leur train, sans se faire le moins du monde stylite ou hermite.
Il faut enfin que nos moralistes s’expliquent, et qu’ils nous donnent des raisons; leur sainte indignation ne dit rien à nos cœurs endurcis.
Ils combattent à outrance l’égoisme, l’individualisme — nous ne comprenons pas l’homme sans égoïsme, la personne sans individualisme: — de même que nous ne comprenons pas l’homme sans sociabilité.
L’homme qui n’aime que lui est une monstruosité, comme l’homme qui aimerait tout excepté lui- même. L’homme sans sociabilité, serait un orang-outang carnassier, un Caliban anthropophage. L’homme sans égoïsme serait un orang-outang doux, Jacko, un Caliban sentimental.
Nous voulons être libres, heureux; nous voulons être aimés, parce que nous sommes égoïstes. On aime toujours pour soi, jamais pour autrui.
La prédication de l’individualisme a été le réveil révolutionnaire de l’humanité assoupie par l’éther du catholicisme. A mon avis, l’egoïsme des voltairiens est plus fraternel que la fraternité des disciples de Rousseau.
Le véritable intérêt éthique ne consiste pas dans la proscription de l’égoisme — qu’on n’absorbera jamais dans la fraternité, — mais bien dans la recherche des moyens de réunir ces deux grands éléments de la vie humaine dans une harmonie où ils puissent s’entre-aider, au lieu de s’entre- déchirer comme dans le monde chrétien.
Les deux grands révélateurs d’une nouvelle morale ont été Saint-Simon et Fourrier: l’un a vengé la chair, l’autre les passions.
Plus de liberté, plus de confiance dans la nature — et moins do préceptes! La morale qui me force à fraterniser avec tout le monde, qui érige en dogme l’amour de l’humanité, ne peut pas se soutenir sérieusement; car il n’y a pas de raison, ni pour aimer, ni pour haïr les autres, par la seule raison qu’ils existent. Le christianisme au moins ne s’arrêtait pas à ces bagatelles et ordonnait fièrement d’aimer ses ennemis plus que soi-même. On a admiré
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le sublime de cette maxime pondant dix-huit siècles — il est temps de la comprendre! Pourquoi donc l’homme doit-il aimer nommément ceux qu’il déteste? ou pourquoi rester ennemi des personnes qui sont si aimables?..
L’homme est social — aimer est si naturel pour lui, qu’il aimera beaucoup; mais aussi, quelquefois il haïra — et ce n’est qu’alors que son amour aura du mérite. La bienveillance est dans le caractère de l’être social — pourquoi donc l’offenser en lui intimant l’ordre de faire ce qu’il veut. Ce sont de ces moralistes-là, qui trouvent les vertus tellement hideuses, que c’est à leurs yeux un grand mérite que de les pratiquer. La dernière forme de l’esclavage, c’est le dualisme qui sépare l’Homme de la Société, et les représente comme deux ennemis.
Tant qu’il y aura d’un côté l’Archange-Fraternité, et de l’autre le Lucifer-Egoïsme, il y aura un gouvernement pour les mettre d’accord, des juges pour récompenser les vertus, des bour-reaux pour punir les crimes, une église pour nous réconcilier avec Dieu, un Dieu pour nous faire peur — et un commissaire de police pour nous arrêter.
Londres, le 29 novembre 1854.
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Монархия и церковь имеют общую основу. Эта основа — дуализм, утвердившийся, установившийся, вечный антагонизм. Это животворящий дух и грубая материя; это благословляющий священнослужитель и мирянин, принимающий благословение; это осуждающий судья и обвиняемый, покоряющийся своей судьбе…
Правительство никогда не должно отождествляться с народом — иначе оно перестанет существовать. Правительство — это провидение, это добрый пастырь; народ — это инертная масса, послушное стадо. Монархия, в сущности говоря, — это теократия. Наиболее монархическое понятие — это понятие Иеговы; без Иеговы могут еще существовать деспоты, но не монархи, не короли. Небесный владыка предполагает существование владыки земного и поддерживает его. Почему, в самом деле, людям не подчиняться единому, если вся природа, весь мир рабски послушны единому?
Отсюда ясно следует, что для свободной социальной организации прежде всего требуется полностью стереть всякую грань между священнослужителем и мирянином, между народом и правительством. Монархия всегда любила приравнивать себя к небесному порядку; республика, более смиренная и совсем земная, должна уподобиться природе. Природа — это гармония и анархия, это особенное каждого отдельного существа и в то же время величайшее и наиболее совершенное всеобщее. Принцип природы полностью противоположен дуализму — это имманентность.
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Имманентность соединяет то, что разъединяется дуализмом; она не есть ни дух, ни материя, ни причина, отделенная от следствия, ни