sera nécessairement entraîné à une lutte acharnée contre la vieille société; il ne pourra laisser exister les institutions libres, les droits indépendants, la civilisation habituée à la parole, la science habituée à l’analyse, l’industrie s’érigeant en puissance.
Le despotisme, c’est la barbarie, c’est l’enterrement d’une civilisation décrépite, et quelquefois l’étable dans laquelle naît le Sauveur.
Le monde européen, tel qu’il est, a fini sa tâche; mais il nous semble qu’il pourrait finir plus honorablement sa carrière — passer à une autre forme d’existence non sans secousses, mais sans abaissement, sans dégradation. Les conservateurs, comme tous les avares, ont eu surtout peur de l’héritier; eh bien! le vieillard sera étranglé nuitamment par des voleurs et des brigands.
Après avoir bombardé Paris, déporté, emprisonné les ouvriers — on pensa que le danger était passé. Mais la mort est un Protée. On la chasse comme ange de l’avenir — elle revient comme spectre du passé, — on la chasse comme République démocratique et sociale, elle revient comme Nicolas, tzar de toutes les Russies, ou comme Napoléon, tzar de France.
L’un ou l’autre — ou les deux ensemble — achèveront la lutte.
Pour lutter il faut que son adversaire ne soit pas encore terrassé. Où est donc le dernier champ clos, le dernier retranchement où la civilisation peut livrer une bataille, se défendre, au moins, contre les despotes?
A Paris? — Non.
Paris, comme Charles-Quint, a abdiqué de son vivant sa couronne révolutionnaire — un peu de gloire militaire et beaucoup de police suffiront pour maintenir l’ordre à Paris.
211
Le champ-clos est à Londres.
Tant que l’Angleterre, libre et fière de ses droits, existe, — rien n’est fait définitivement pour la cause de la barbarie.
Depuis le Dix Décembre 1848, la Russie et l’Autriche n’ont plus de haine contre Paris. Paris a perdu son prestige pour les rois, ils ne le craignent plus. Toute leur haine s’est portée contre l’Angleterre. Ils l’abhorrent, ils la détestent, ils voudraient la piller!
Il y a en Europe des pays réactionnaires, mais non des pays conservateurs. L’Angleterre seule est conservatrice, et le pourquoi est tout clair: elle a quelque chose à conserver — la liberté individuelle.
Mais ce seul mot résume tout ce qui est poursuivi, haï par les Bonaparte et les Nicolas.
Et vous pensez qu’ils laisseront, eux vainqueurs, à douze heures de distance de Paris esclave, — Londres libre, Londres, foyer de la propagande et port ouvert à tout ce qui fuira les villes désertes et incendiées du Continent? Car tout ce qui doit être sauvé et peut l’être, au milieu de l’orgie de la destruction — sciences et arts, industrie et culture — tout cela sera nécessairement poussé en Angleterre.
Cela suffit pour une guerre.
Enfin le rêve du premier barbare moderne, de Napoléon le Grand, se réalisera.
Quel plus grand malheur peut attendre l’Angleterre qu’une Europe révolutionnaire, que du despotisme européen? Les peuples ont assez à faire chez eux pour ne pas penser à des invasions.
Ce n’est ni l’égoïsme, ni la cupidité qui empêchent les Anglais de voir cela clairement. Disons le franchement, c’est leur ignorance et la maudite routine des affaires qui rend ces hommes incapables de comprendre qu’on doit quelquefois marcher — non par des chemins battus, mais en se frayant une nouvelle route.
Eh bien! ceux qui ont des yeux et ne veulent pas les ouvrir, ceux-là sont dévoués aux dieux infernaux. Comment les sauver?»82[82]
Depuis cette époque une révolution s’est opérée en Russie. Le Général Février — devenu traître, comme le disait le Punch — a lancé, avec plus de succès qu’Orsini, sa bombe d’Eupatoria, et, par un «heureux hasard», la couronne impériale est tombée sur la tête d’un monarque qui a compris qu’il était au bord d’un gouffre, vers lequel Nicolas avait attiré un peuple jeune et robuste, — gouffre d’abus, de vol, de désordre, d’arbitraire, où était menacée de se disloquer la machine immense de l’empire russe.
Alexandre II a vu qu’il n’y avait de salut que dans un grand travail intérieur, travail de développement, de réforme, qu’il a osé entamer.
Dans cette situation quel intérêt peut-il avoir à soutenir le despotisme continental contre la liberté insulaire?
Il est très concevable que le souverain d’une agglomération mécanique et forcée de parties hétérogènes, s’allie à Bonaparte, pour écraser de concert les derniers vestiges de toute indépendance. Si François Joseph ne le fait pas, c’est qu’il se méfie de Louis Napoléon à l’endroit de la question italienne. Cette politique, de la part de tous les monarques européens, est concevable; quoique, à vrai dire, ce complot de police œcuménique, vu l’état de parfaite prostration des peuples, ne soit qu’une affaire de luxe. Mais ils sont liés au sabot qu’ils ont mis à la grande roue de l’histoire, et ils ne peuvent s’en débarasser.
La Russie, elle, n’a absolument rien à faire dans tout cela; la seule chance qu’elle y puisse courir, c’est de se heurter contre la borne et de se voir arrêtée dans sa nouvelle marche. Ce n’est pas par le mutisme, l’inquisition, les déportations et le knout que les réformes peuvent s’accomplir.
La Russie est dans une position toute exceptionnelle. Elle n’appartient pas à l’Europe. Elle n’appartient pas à l’Asie. Un changement de dynastie en Chine n’implique pas une intervention de sa part. La chute de Bonaparte et l’avènement au trône de France de Baroche ou de Pélissier, ne pourrait ni affaiblir ni raffermir la puissance du tzar. La Russie, en un mot, forme à elle seule u ne nouvelle partie du monde, qui se développe à sa manière, s’assimilant la civilisation occidentale par la couche supérieure, et restant parfaitement nationale à la base.
213
La tâche de Pierre I et de Catherine II est accomplie. Ils sacri-i èrent tout, et en première ligne le bonheur du peuple, pour fonder l’Empire russe, pour organiser l’Etat fort, et pour en faire un Etat européen. Toujours ils s’efforcèrent de mêler la Russie aux questions de politique intérieure des Etats européens, et d’élargir l’influence diplomatique du nouvel empire. Il y entrait, outre la convoitise, un peu de l’amour-propre des parvenus, et c’était avec ostentation qu’ils voulaient prendre part aux affaires des vieux aristocrates du Continent.
Et pourtant, malgré tout, l’empire moderne, commençant par la négation de sa propre tradition, était une création du XVIIIème siècle. On y sentait le souffle de la révolution passant au-dessus d’une nation écrasée et somnolente.
La solidarité d’un crime lia bientôt de plus en plus le gouvernement russe au despotisme le plus vieux en Europe, et au plus jeune de tous, — à l’Autriche et à la Prusse. Après le partage de la Pologne et les nouvelles «horribles» de la France révolution-naire, Catherine II jeta franchement le masque du libéralisme et apparut enfin ce qu’elle était effectivement, une vieille Messaline sans cœur, une Lucrèce Borgia, — avec la lymphe allemande dans les veines.
Son fils, moins astucieux, reprit avec un mesquin pédantisme de caporal le rêve de sa mère et se crut le protectuer des monarques. Paul I donna le spectacle hideux et ridicule d’un Don Quichotte couronné, opprimant tout, knoutant tout, avec rage, avec fureur. Il n’était pas même supportable pour les ci-devant mignons de Catherine.
Mais ce qui est assurément très remarquable, c’est que Catherine II et son fils n’eurent absolument rien de russe, rien de national. Le patriotisme frelaté de Catherine ne fut qu’une des armes dont elle se servit pour tuer le bon Holstinois, son mari. L éducation cellulaire qu’elle donna à son fils-rival, à son fils — ennemi naturel de la mère, qui lui avait volé la couronne, en fit un Caspar-Hauser du palais impérial. C’était un produit artificiel et morbide des sérails d’hommes et des salles d’exercice. Pas un trait naturel de caractère russe dans ce Grand-maître de l’Ordre de Malte.
Alexandre I, appelé à une grande lutte qui causa le réveil
214
du peuple et commença une nouvelle époque, ne pouvait pas, et, ajoutons-le, ne voulait pas continuer le rôle de son père. Il était réservé à Nicolas de reprendre frénétiquement ce rôle. Chevalier de la triste figure, lui aussi, il lutta trente ans avec un fantôme; mais malheureusement ses coups portaient sur la poitrine réelle de ses sujets. Nicolas s’occupa, jour et nuit, pendant plus d’un quart de siècle, à punir l’insurrection de 1825 et le soulèvement de la Pologne de 1831. Sa manie, sa folie de réaction, alla jusqu’à mettre, au mépris des traités, et comptant sur l’humilité de l’Europe entière, la main sur des cités libres, et à les offrir ensuite comme pourboire à l’Autriche. Pour soutenir le principe de l’autocratie du plus proche ennemi de la Russie, il fit une guerre mortelle à un peuple ami, et lui-même dit ensuite à Olmütz, en montrant la statue de Jean Sobieski: «Nous sommes, lui et moi, les deux Slaves les plus fous: nous avons sauvé l’Autriche!»
Pendant les trente ans que dura ce règne néfaste, la Russie n’exista pour les autres peuples que comme une brosse de baïonnettes qui se hérissait au moindre souffle de liberté, au moindre cri d’indépendance. Les deux cent mille baïonnettes prêtes à passer la frontière pour la sainte cause de l’ordre et de la police — comme les célèbres deux cent mille ouvriers de Paris qu’on faisait prendre part à chaque démonstration — étaient dans la bouche de tous les réactionnaires; et dès qu’un micro¬prince allemand était mécontent de ses deux ou trois braves bourgeois, il faisait dire par son premier ministre à ces pauvres diables de Schultze et de Müller, que les deux cent mille baïonnettes russes
s’avançaient vers la frontière. Et derrière les baïonnettes on voyait la figure sombre, boutonnée, de Nicolas, avec ses énormes bottes et son regard fauve, que le négrier Douglas a trouvé si doux.
Par ce chemin Nicolas est arrivé non seulement à faire haïr et détester le nom russe, mais encore