aussi le progrès qu’a fait la Russie dans les trois années du règne d’Alexandre II est- il immense. Tout commence à se mouvoir; les muscles, raidis par la camisole de force, s’étendent. Les questions de la plus grande vitalité se posent. La Russie entre avec tranquillité dans une révolution économique.
Et l’on vient, au milieu de tout cela, nous parler d’une alliance française, au nom du despotisme s’acharnant contre le seul refuge de l’indépendance, de la liberté!.. mais cela n’a pas le sens commun.
Tout ce que vous voudrez, Sire, mais pas d’alliance avec Bonaparte.
Je n’ai pas la moindre intention de faire une attaque personnelle contre l’empereur des Français, — loin de là: je l’envisage lui-même comme un instrument fatal; je vois sur son front une marque tragique, un signe noir à travers les rayons rouges de sang de la gloire de son oncle.
Il est l’élu de la Mort, — son représentant.
Les Bonapartes — comme les Césars — ne sont pas des causes, mais des effets, des symptômes. Ce sont les tubercules sur les poumons d’une Rome lorsqu’elle a fait son temps. C’est
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une maladie de caducité, de marasme; c’est la force de la crispation, l’énergie insensée de la fièvre.
Le Bonapartisme ne procède que par la mort. Sa gloire est toute de sang, toute de cadavre. Il n’a pas de force créatrice, pas d’activité productive; il est éminemment stérile: tout ce qu’il a produit n’est qu’illusion, rêve: cela paraît, cela n’est pas; ce sont des fantômes, des spectres: empires, royaumes, dynasties, ducs, princes, maréchaux, frontières, alliances… Attendez un quart d’heure: tout cela n’existe pas; ce sont des contours de nuages. Ce qui est réel, c’est la terre d’Espagne engraissée par les cadavres français; ce sont les sables de l’Egypte parsemés d’ossements français; ce sont les neiges de la Russie rougies par le sang français.
Le Bonapartisme, remarquezle bien, n’a, comme le délire, ni but, ni principe; c’est une contradiction, un bal masqué. Quand il chante, il chante un non-sens: «Partant pour la Syrie!»
Que voulait Napoléon? — Questionné par le naïf Las-Case, il n’a jamais pu formuler une réponse plausible. — A quoi bon la campagne d’Egypte? — L’Orient, c’est un beau piédestal, un fond de tableau magnifique, — Et la guerre atroce d’Espagne? — Ah! c’est que l’Empire — c’est la révolution couronnée; c’est l’affranchissement des peuples. — Ecoutez le poète du Bonapartisme:
Les nations, reines par nos conquêtes, Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Ceux qui s’évertuent à expliquer d’une manière raisonnable les orgies d’assassinat qui firent la gloire de la France au temps de l’Empire, ne trouvent rien de mieux que de dire que Napoléon faisait la guerre pour occuper les esprits en France. Y a-t-il quelque chose de plus cyniquement immoral, de plus monstrueux que cette explication? Tuer des hommes pour distraire les autres; anéantir des
générations pour substituer, chez celles qui restent, aux idées du progrès social — des hallucinations de gloire sanguinaire, l’apothéose du carnage, et l’amour illimité — de la légion d’honneur?
Oui, c’est le despotisme de la fin, de l’index. Métastase de la Révolution, il n’est que destructeur; tuant ensemble et la Révolution et la tradition; 89 par l’église, et l’église par 89;
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tuant enfin le suffrage universel par l’élu. Il inocule la mort. Il a failli perdre l’Angleterre par son attouchement: il n’y a pas de santé qui tienne contre une goutte de sang malade.
Prenez garde à vous, Sire, et ne mettez pas, par dépit et rancune contre un récent ennemi, la Russie — cette jeune et robuste paysanne — dans le lit d’un vieillard usé. Le David gaulois peut mourir sans elle.
Entre les deux alliances, l’alliance anglaise et l’alliance française, il n’y a, raisonnablement, pas à hésiter pour la Russie.
L’état dans lequel se trouve l’Occident n’a jamais été plus simple. Cette simplicité même est un signe alarmant. Tout ce qui est plein de nerfs, de sève, de vie, de force, est très compliqué, très embrouillé; c’est ce que nous pouvons voir en examinant le pays le plus vivant, le plus vivace de l’Europe, l’Angleterre.
L’alternative de ces deux alliances est donc d’une clarté extraordinaire.
L’alliance française — c’est la ligue du despotisme contre l’Angleterre; c’est la guerre, le retour à la barbarie, le coup de grâce donné à l’Europe. Quel avertissement sinistre que la haine implacable, stupide, et heureusement impuissante, de Napoléon I pour l’Angleterre — c’est un des plus beaux titres de la fière Albion. L’instinct astucieux du grand condottiere lui disait bien que rien n’est stable pour le Césarisme tant que l’Angleterre existe indépendante de la France. Et c’est à cette œuvre de dissolution sociale dans la servitude, que la Russie, à peine éveillée à une nouvelle existence, irait prêter le secours de son bras. Elle couperait court aux réformes, remettrait les chaînes aux paysans, écraserait les germes qui palpitent, ferait de ses champs un caravansérail de hordes disciplinées pour la destruction, et tout cela pour se ruer sur l’Europe, s’unir à d autres hordes carnassières, et, tous ensemble, Kalmouks et Zouaves, se précipiter sur l’Angleterre, au cri de «Mort à la liberté!»
L’alliance avec l’Angleterre, au contraire, n’est point une ligue contre la France. L’Angleterre n’attaque pas. Elle n’a plus cet héroïsme des chasseurs bibliques, des bandits du moyen-âge, des reîtres et lansquenets de tous les temps. L’Angleterre
aime la paix, parce que la paix c’est le grand loisir du travail. S’allier avec l’Angleterre, c’est donner à entendre que la Russie n’a rien à craindre de la liberté, qu’elle n’est solidaire de rien sur le continent. C’est arriver enfin à reconnaître, de part et d’autre, que les deux pays n’ont rien à se disputer et peuvent immensément s’entr’aider. N’est-il donc pas temps d’anéantir ce spectre illusoire d’une rivalité, qui n’a d’autre base que l’ignorance de la géographie? Peut-on, après la campagne de Crimée, sérieusement croire que la Russie ira entreprendre de vaincre des difficultés presqu’insurmontables pour pénétrer aux Indes; et, après la promenade Baltique, peut-on penser que l’Angleterre entretiendra des flottes exclusivement pour empêcher la civilisation américaine d’entrer en Sibérie, par la seule voie possible — l’Amour? — Mais ouvrez donc une carte.
Et ce n’est pas tout. L’Angleterre est l’unique, la seule école qui nous convienne. Grand peuple, avec une petite armée et de vastes conquêtes, elle nous déshabituera des uniformes, des parades, de la police, de l’arbitraire. Pays sans centralisation, sans bureaucratie, sans préfets, sans gendarmes, sans restriction de la presse, sans entraves au droit de réunion, sans révolutions, sans réaction: tout le contraire de la Russie et de la France. Et quel rôle que le sien! Après la chute et la décadence du Continent, seule, debout, la tête haute, tranquille, pleine de sécurité, elle regarde, du milieu des vagues, le sabbat hideux, la danse macabre de la mort et des commissaires de police.
Oui, c’est encore, comme le dit le vieux Gaunt, «le diamant enchâssé dans l’argent de la mer». Il commençait un peu à perdre de son eau, de son éclat; mais on était tellement habitué au teint noirci par les siècles, de tout ce qui est anglais, que la rouille du moyen-âge, semblable à la mousse qui couvre la bouteille, ne parlait pas seulement de la vieillesse, mais aussi de la force.
Il fallait cependant avoir eu un moment de terrible vertige pour se laisser entraîner par de piètres faiseurs de coups d’Etat à la Française, par de mauvais copistes de grands criminels, vers l ‘outrage fait à ses droits les plus précieux.
Je ne suis nullement anglomane. Je suis tout simplement un Russe qui a abandonné sa patrie pour la liberté. Habitué
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aux voyages, je ne tiens nullement au degré de latitude ou de longitude. Ne prenant part à aucune conspiration, je n’étais en aucune façon menacé par la loi sur le meurtre… des libertés anglaises. Et quand-même… j’aurais pris ma presse sous le bras et me serais embarqué pour New York. Mais, je l’avoue, après la première lecture de la loi sur la suspension de l’inviolabilité personnelle en Angleterre, mon cœur se serra. Je fus terrifié, abasourdi. C’est alors que je compris que j’aimais l’ Angleterre!
Mais, pensais-je, sont-ils donc fous? Est-ce qu’ils ne savent pas ce qu’ils votent? Comment, il suffira de deux espions, de deux parjures de profession, pour donner à la police le droit de fouiller la maison d’un Anglais, ce sanctuaire, ce «non me tangere», cette forteresse, pour le salut de laquelle le pays a souffert joueurs, banqueroutiers, prostituées, voleurs…, que sais-je encore. Et maintenant on ouvre une porte basse pour des mouchards!
Lé jury acquittera… c’est possible; mais les papiers fouillés, les secrets de famille salis par la main des espions, et, par dessus le marché, la prison préventive! Cette loi, à elle seule, était un coup d’Etat, un 2 Décembre masqué, un suicide, un parricide véritable. Pour punir l’intention d’un meurtre, on donnait par derrière un coup de couteau à la Common law.
Quels jours de malheurs avons-nous donc à voir encore? et quelle triste existence que de passer ainsi d’un enterrement à un autre. Le deuil pour la France — comme les souliers de la mère d’Hamlet — n’était pas encore usé, et déjà on flairait l’encens funéraire d’un autre côté, et on semblait entendre les sons lugubres du Requiem:
Dies irae, dies illa,
et, Juif errant, je me préparais à partir.
Mais l’Angleterre se releva. Elle rejeta non seulement la loi, mais les conspirateurs. Et ce ne fut pas le Parlement seul qui se souleva. Dans les plus grandes cités et dans les moindres carrefours, sur les places publiques et près de l’âtre de la famille, un cri d’indignation se fit entendre, traversant l’île d’un bout à l’autre; et un cri d’horreur vint le corroborer lorsque les Anglais virent la terre libre de leur patrie