couverte d’une vermine
220
d’espions à moustaches, figures patibulaires des prostitués de l’ordre continental.
L’exaspération était telle que, dans les rues, les gamins poursuivaient tous les étrangers du cri de «French spy!» et cela avec accompagnement de grognements et quelquefois de boue. Ils me l’ont crié, à moi. — Et comme, au fond du cœur, je les en ai remerciés!
Un peuple qui sait haïr la police politique — est libre à perpétuité. Ce n’est pas en vain que la reine Elisabeth nommait l’Angleterre Common Wealth!
II
La Révolution est française. Le Socialisme — son dernier mot et son idéal — a été élaboré par les penseurs français, au milieu des souffrances du prolétariat français.
Je ne veux pas dire que les prolétaires des autres pays aient moins souffert ou que des penseurs d’autres nations n’aient eu des idées de régénération sociale très prononcées. — Robert Owen est
Anglais. Mais c’est en France que le prolétaire a non seulement souffert, mais en a eu conscience et a compris que cela n’était pas seulement un grand malheur, mais aussi une grande iniquité. C’est en France que le Socialisme, de passion qu’il était du temps de Gracchus Babœuf, se fit religion avec St. Simon, doctrine avec Fourier, philosophie avec Proudhon.
Y a-t-il là une raison suffisante pour conclure que la régénération sociale, annoncée en France, se réalisera aussi en France? — Nous ne le pensons pas. Mais, nous nous hâtons de le dire, si cela n’est pas logiquement nécessaire, cela peut être. Cela dépend, en première ligne, de la manière dont la France sortira de la crise présente et de sa prostration actuelle.
Elle en sortira peut-être comme un phénix glorieux, transfigurée, rajeunie, et entraînant les vieillards du monde Romain à une troisième existence; ou, c’est aussi possible — ne trouvant plus de forces régénératrices, elle fera de son programme un testament qu’elle laissera, comme sa dernière volonté de grand peuple, aux autres races, aux autres pays. Ainsi Jérusalem léguait l’Evangile au monde, ne se réservant que l’espérance éternelle de rebâtir demain le temple de Salomon!
221
Cette question est très grave, très difficile. Mais le doute est déjà un grand pas en avant, et l’affranchissement de la foi aveugle dans l’avenir révolutionnaire de la France pourrait bien être le véritable commencement de cet avenir.
Nous n’avons pas à cette question de réponse toute faite. Nous ne tirons pas d’horoscopes. L’avenir est variable. La seule chose raisonnable que nous puissions faire, c’est de constater les conditions dans lesquelles une régénération sociale est possible pour une nation, et les crises, les catastrophes, les phases par lesquelles elle doit passer.
Or, une grande autorité dans les palingénésies sociales a dit: «Il faut mourir dans le vieil Adam, pour renaître dans le nouveau; s’est par la fosse qu’on va à la résurrection: le baptême par l’eau (le changement d’étiquette — Monarchie, République) ne suffit pas».
A côté de ces paroles, il y a un exemple. C’est la Rome des Césars passant par la mort pour devenir la Rome des Papes.
Rome faisait beaucoup de révolutions; elle changeait souvent de peau; mais avec Marius et Sylla, avec le Sénat et Jules César, avec Néron et Marc-Aurèle, elle restait la Rome antique. Devant le Christianisme le vieil édifice dut s’écrouler pour être rebâti. Il n’en resta pas pierre sur pierre. Tout passa par la mort, et en sortit transfiguré.
Au lieu des arcs de triomphe, attendant avec leur «Ave, César» les légions victorieuses… des processions de moines allant s’agenouiller devant un gibet romain. Au lieu de l’aigle carnassier des Césars… l’Esprit saint sous la forme d’une colombe.
Lorsque Rome fut mûre pour la tombe, un homme vint qui, possédant toute la culture antique, dit à ses concitoyens, à ces orgueuilleux Cives Romani, qui ne s’estimaient qu’à cause de ce titre: «Allez…
vos vertus sont, pour nous, des vices brillants. Notre sagesse est folie pour vous». Et il ne fut pas lapidé. Au contraire, on l’écouta avec stupeur et tristesse.
Dès lors il n’y avait plus d’accommodement possible. Il fallait exterminer les Chrétiens ou ensevelir la vieille Rome. Iln’y avait pas de mezzo termine. St. Augustin ou Julien l’Apostat devait seul rester vainqueur.
La lutte dura des siècles. Siècles de misères et de souffrances
222
sans bornes. Pendant ce temps le grand travail se faisait. Tandis que l’Empire, avili, en démence, rongé par la pourriture au centre, meurtri, roué de coups aux frontières, tombait en lambeaux — le prêtre, le moine, tranquilles, n’ayant rien à perdre, rien à enterrer, émancipés du culte traditionnel, continuaient leur propagande.
Si on ouvre les écrits des premiers pères de l’Eglise, on est tout étonné de trouver entre les vieux et les nouveaux Romains une différence complète. Pas de trace, chez ces derniers, de ce chauvinisme qui rendait les citoyens de la ville éternelle si insolents envers les autres peuples; pas de trace de cette jactance frivole qui portait les Romains à s’admirer comme le grand peuple de l’antiquité; pas de trace de ce patriotisme avide et exclusif qui poussait les Romains à applaudir avec frénésie à chaque victoire et à tout pardonner aux Césars, pourvu qu’il y eût un peuple sanglant et égorgé à genoux devant les légions invincibles.
Vae victis! Tout abandonne la cité impériale, la vieille Rome décrépite et passe à l’ennemi. La pensée sérieuse, le génie poétique, le talent fougueux et entraînant, tout se livre aux évêques et aux prêtres — ces anarchistes des premiers siècles. Rome n’a plus de grands auteurs; elle n’a que des stylistes. La rhétorique emporte le fond. Les gens, n’ayant rien à dire, ne font que parler. Pour cacher l’absence de l’initiative, la pauvreté de la pensée, ils remplissent de fioritures l’immense vide qui pèse sur eux, comme un reproche, comme un remords. C’est au point que si le semi-laïque Apollonius Sidonius nous intéresse encore, c’est uniquement parce qu’il a décrit les mœurs de son temps, et que nous pouvons suivre, avec une excitation toute nerveuse, dans ses récits, les progrès de la mort, les convulsions d’une civilisation qui agonise.
Lorsqu’un peuple vise, dans ses paroles, à l’effet, parle par des phrases faites et avec un étalage intempérant de grands mots, qui vous laissent froid comme glace, il est en pleine décadence, en plein Bas-Empire.
Les peuples de l’Orient qui, sans doute, peuvent aussi avoir, un jour, leur régénération, ne parlent, dans le lourd sommeil de leur enfance sénile, que par des exagérations, et en remplaçant le sens par l’expression et le sujet par des adjectifs…
Le Socialisme n’exige pas moins, d’une nation chrétienne, que le Christianisme n’exigeait de la Rome polythéiste. Il ne demande pas moins, au soldat, au bourgeois, au citoyen, que ne demandait l’homme sans pays, sans origine, humble et pauvre, prêtre vagabond et mendiant, au patricien conservateur — si orgueilleux avec ses clients et si servile avec l’empereur — esprit fort en laticlave, qui baisait pieusement l’anneau portant l’effigie de César-Dieu.
La question que nous avons posée n’est pas de savoir — si la vieille France a fait son temps. Cela est hors de doute. La question se pose plutôt dans les limites où Hamlet renfermait la sienne. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas la mort, mais le rêve qui viendra après la mort.
Au point où en sont les choses, nous pouvons encore admettre le beau rêve de la transfiguration sociale. Mais le sommeil lourd du dépérissement devient de jour en jour plus probable; et, dans ce cas, la France entrerait insensiblement, peu à peu, sans secousse, et tout en gardant les formes extérieures de la vie et de la civilisation, dans l’ennuyeux semper idem de la vieillesse — vieillesse corrompue et servile, comme celle de Byzance, ou sèche, raide, grave, imposante par la forme et stationnaire par le fond, comme celle de l’Espagne.
Ce n’est pas exclusivement l’état actuel de la France qui rend possible cette hypothèse. Nous l’avons dit, Bonaparte est un effet et non une cause. C’est le châtiment si l’on veut, mais la faute est ailleurs.
L’Empire ne durerait pas deux jours s’il ne trouvait un point d’appui quelconque dans le caractère français. Il correspond nécessairement à des éléments parfaitement nationaux. On dira tout ce qu’on voudra; l’élection du 10 décembre 1848 fut libre et populaire.
La France est belliqueuse, militaire. Elle aime l’étalage de la puissance, les mesures extraordinaires qui immolent l’individu à l’Etat, l’homme à l’idée. C’est plus qu’il n’en faut pour le Césarisme. Peut- on, au contraire, imaginer, par exemple, une Angleterre bonapartiste?
On dit pourtant que depuis quelque temps un grand changement s’est opéré dans l’esprit populaire en France. La docilité
224
passive indique en effet un travail intérieur; mais nous avons peu de faits pour déterminer ce changement.
Il y a cependant un moyen très simple d’apprécier le lot de Dieu et le lot de César en France; le voici. Le régime abrutissant de l’impérialisme est détesté; car la France n’aime que la poésie du bonapartisme et non sa prose. Après tout, il n’y a pas de pays au monde qui courbe la tête sous le joug par amour pour la tyrannie. Toute la différence consiste en ceci, qu’un peuple souffre l’esclavage, pour un plat de lentilles ou pour autre chose, tandis que tel autre peuple ne s’en accommoderait pour rien au monde. Or, il y a une minorité de républicains, de socialistes qui protestent avec énergie contre l’oppression sous laquelle la France est écrasée. Cette minorité doit nécessairement être contre tout ce qui peut corroborer la puissance de Bonaparte et des janissaires qui le soutiennent. C’est évident.
Il y a quelques jours tout le monde a entrevu la possibilité d’une guerre entre la France et l’Angleterre.
L’Angleterre maintenant avec fermeté sa liberté et le droit d’asile; «The Empire espionage»163[83] du Times ne peut tolérer près de la France un reproche si vivant et si accablant; et, dès qu’il