était russe à l’exception de la force brutale et de la gloire militaire, se méprisant enfin elle-même, vu la position ridicule d’une-société, pour ainsi dire, condamnée par le gouvernement à une-civilisation pénale, cette littérature portait en elle évidemment les conséquences de son origine abrupte et révolutionnaire.
Pierre I-er avait voulu un état fort, avec un peuple passif. Il méprisait le peuple russe, dont il n’aimait que le nombre et la force, et poussait la dénationalisation beaucoup plus loin que ne le fait en Pologne le gouvernement actuel.
La barbe considérée comme un crime; le kaftan comme une révolte; des tailleurs menacés de mort pour avoir fait des habillements russes aux Busses: c’était bien là le пес plus ultra.
Le gouvernement, le seigneur, l’officier, le chef de bureau, l’intendant, l’étranger n’ont fait que répéter, et cela à six générations au moins, ce commandement de Pierre I-er: cesse d ‘être Russe, et tu auras bien mérité de la patrie. Méprise ton père, rougis de ta mère, oublie tout ce qu ‘on t’a appris à respecter dans la maison paternelle, et, de paysan que tu es maintenant, tu seras civilisé et Allemand; et une fois bien civilisé et bien Allemand, l’empereur te récompensera. Tu seras maître. Tu posséderas toi-même des paysans; et tu pourras, à l’occasion, acheter ta mère, si elle est serve, ou vendre ton père, s’il n’est pas libre47[47]. Quelle éducation!
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Qu’on ne pense pas que nous regrettions — comme les pansla-vistes-moscovites — les moeurs et les coutumes qui régnaient en Russie avant Pierre I-er, et qui rendirent nécessaire une révolution violente. Nous ne parlons ici que de l’effet moral de la pédagogie étrange que nous venons de décrire.
Le tzarisme était sans le moindre doute inférieur au régime de Pétersbourg. Ce dernier avait en lui un levain, une agitation, une inquiétude, l’instigation de l’avenir, et par conséquent la possibilité de sortir de l’état présent, tandis que dans l’ancien régime il y avait une absence complète de mouvement, une véritable stagnation, un manque d’intelligence, d’idéal, de but. Une fois à l’abri des dangers extérieurs, ne craignant plus ni les Mongols, ni les Polonais, ni les Lithuaniens, le tzarisme ne savait plus que faire. Il avait bien des velléités timides de changement; mais une atmosphère lourde et somnolente s’épaississait autour de son trône byzantin. Le peuple, rendu plus malheureux que jamais par l’extension et la consolidation du servage, après des soulèvements désespérés commençait déjà à se retirer dans son a parte. Moscou tournait à une sorte de Chine boréale. Heureusement ce sommeil n’était pas tranquille. Il y avait comme un sentiment vague de remords, de gêne; et une fermentation désordonnée de forces non employées, trahissant un malaise organique, se manifestait par la corruption profonde des classes supérieures.
Or, c’est ce malaise, ce mécontentement plus senti que formulé, qui trouvèrent enfin leur représentant dans la personnalité violente, impatiente et novatrice de Pierre I-er. Pierre I-er fut véritablement pris pour un sauveur parce qu’ayant réveillé les gens en sursaut, il rouait de coups ceux qui s’endormaient encore une fois.
Ce monde d’apathie et de léthargie se trouva soudain violemment emporté par une activité fiévreuse. La couche supérieure, la seule réveillée et entraînée dans le mouvement, se détacha de plus en plus de la masse; tout rapport humain cessa entre les
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cimes et les vallées et ce fut au milieu de ce procès de séparation et de divorce définitif que se forma la littérature russe, protégée par le gouvernement comme une branche du service public. Si l’on pense à cette position étrange, on voit facilement quels sont les deux seuls sentiers dans lesquels cette littérature pouvait marcher. Elle n’avait de choix qu’entre un gouvernementalisme absolu, peut-être même sincère, vu que le gouvernement représentait «la civilisation», et le caractère d’ironie et de sarcasme qui seul peut convenir à des hommes placés entre deux mondes absurdes, au milieu d’un remue-ménage désordonné, d’un véritable bal masqué, où fourmillaient les contrastes les plus criants, où personne ne se reconnaissait, et où le grotesque n’était tempéré que par l’horrible et le farouche.
C’est aussi ce qui s’est produit. La poésie froide et pompeuse des dithyrambes et des panégyriques calquée sur le latin, l’ailemand et le français, ne pouvait devenir populaire, même dans la société de Saint-Pétersbourg. Derjavine, par exemple, était un grand talent; mais Derjavine, fort goûté dans les hautes écoles, dans les séminaires, parmi le clergé et les littérateurs, Derjavine lui-même était dans la société beaucoup plus respecté que lu.
Le premier succès littéraire profond, sérieux, durable, appartient aux comédies de Von Viesen, écrites vers le milieu du règne de Catherine II.
Von Viesen, homme très civilisé, philosophe dans le sens des encyclopédistes, appartenant lui- même à la haute société, ayant passé beaucoup de temps à l’ambassade russe à Paris, ne pouvait contenir sa verve satirique au spectacle de cette société demi-barbare aux allures d’une civilisation raffinée. Il essaya de représenter cet étrange amalgame sur la scène, et réussit parfaitement. On se
pâmait de rire en se voyant ridiculisé sans pitié aucune. Le succès de son «Brigadier»48[48] fut immense, complet. Le prince Potiomkine qui, avec tous ses défauts, était loin de manquer d’une certaine largeur d’esprit, après la première représentation du «Brigadier», à laquelle il avait assisté, rencontra l’auteur
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au sortir du théâtre, lui prit la main, et lui dit tout ému: «Von Viesen, meurs maintenant!»
Von Viesen fit mieux. Il écrivit une seconde comédie. Le succès du «Nédorosl»49[49] surpassa de beaucoup celui du «Brigadier».
C’est une œuvre qui restera dans l’histoire et dans la littérature russe, comme tableau des mœurs de la Russie noble, régénérée par Pierre I-er.
Ce premier rire — les satires du prince Kantémir n’étaient guère que des imitations — retentit au loin, et alla réveiller toute une phalange de grands rieurs. Et c’est à ces rieurs à travers les larmes que la littérature doit ses plus grands succès et la plus grande part de son influence en Russie.
Le rire, cette flagellation de nous-mêmes, a été notre expiation, la seule protestation, la seule vengeance qui nous fût possible, et cela dans des limites très resserrées.
Dès que la conscience se réveillait, l’homme voyait avec dégoût la vie hideuse qui l’entourait: aucune indépendance, aucune sécurité individuelle, aucun lien organique avec le peuple. L’existence même n’était qu’un genre de service public. Se plaindre, protester — impossible. Radichtchev en fit l’essai. Il écrivit un livre sérieux, triste, plein de larmes. Il osa élever la voix en faveur des malheureux serfs. Catherine II le fit déporter en Sibérie, disant qu’il était plus redoutable que Pougatcheff. Se moquer était moins dangereux: le cri de rage prit le masque de rire; et voilà que de génération en génération, se mit à retentir un rire lugubre et fou, et qui s’efforçait de rompre toute solidarité avec ce monde étrange, ce milieu absurde et qui, de crainte d’être confondu avec lui, le montrait du doigt. Il n’y a peut-être pas d’autre peuple au monde qui l’eût souffert, pas de littérature qui l’eût osé. S’il y a une exception, elle n’appartient qu’à l’Angleterre. Et encore le grand rire de Byron et la raillerie amère de Dickens trouvent-elles des limites. Notre implacable ironie, notre autosection passionnée ne s’arrête à rien, et n’a peur de rien dévoiler, car elle n’a rien de sacré à profaner. Le système d’éducation de Pierre I-er a porté ses fruits.
Le plus grand succès littéraire qui ait suivi les comédies de
Von Viesen, et cela à des intervalles de 50 et de 60 ans, appartient, comme il fallait s’y attendre, à une œuvre du même genre. Dans l’intervalle, il ne se fit pas grand’chose. La pensée russe dénationalisée, vague, flottante, sans initiative, toute d’imitation, tantôt penchant vers le martinisme, tantôt vers l’encyclopédisme, inspirait des livres maigres, décolorés, guindés, peu lus alors, oubliés maintenant.
La comédie de Griboïedoff50[50] vint clore le règne d’Alexandre I-er et relier par son rire l’époque, la plus brillante de la Russie moderne — époque d’espérances et de jeunesse morale — aux temps sombres et taciturnes de Nicolas.
Pour bien apprécier la portée et l’influence de l’œuvre de Griboïedoff en Russie, il faut se reporter aux temps où la première : représentation du «Mariage de Figaro» avait en France l’importance d’un coup d’Etat. Cette comédie russe a été lue, apprise par cœur et copiée dans tous les coins de l’Empire, avant la première représentation, avant l’imprimatur de la censure. Nicolas permit la représentation de la pièce pour lui ôter l’attrait du fruit défendu et en autorisa l’impression tronquée pour contrecarrer la circulation du manuscrit.
C’est encore une fois le vacuum horrendum de la haute société russe, et principalement moscovite, qui fait le sujet de cette pièce. Mais ce n’est plus le bon vieux temps de Von Viesen; un demisiècle a apporté beaucoup de changements. Les couleurs ne sont plus si grêles, et le rire est moins gai. Le beau monde de Griboïedoff contrefait mieux Paris, quoiqu’il sente encore son cuir russe à dix pas de distance.
Quelle était au commencement de notre siècle la haute société de Moscou, de laquelle on a fait en Occident l’invention fantastique des Vieux boyards, opiniâtres dans leur opposition, ayant conviction erronée, mais ayant une conviction? On peut s’en faire une idée assez juste en consultant une série de lettres admirablés de miss Wilmott, publiées à la suite des mémoires de la princesse Dachkov51[51]. Griboïedoff, né en 1795, au milieu de ce moude ? n’avait pas besoin de quitter la maison paternelle pour voir, de
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ses propres yeux, ces «spectres de dignitaires en retraite» couvrant de décorations et de plaques des âbimes d’incapacité, d’ignorance, de vanité, de servilisme, d’arrogance, de lâcheté et même, de frivolité; et autour de ces ««défunts qu’on a oublie d’enterrer, un monde de clients, d’intrigants, de fainéants, tramant une existence de