de la philosophie, de l’amour, de l’art militaire, du mysticisme, pour nous distraire, pour oublier le vide immense qui nous opprime. Civilisation et esclavage, sans même qu’il y ait, «un chiffon de papier» entre les deux, pour empêcher que nous ne soyons broyés intérieurement ou extérieurement entre ces deux extrêmes forcément rapprochés!.. On nous donne une éducation large, on nous inocule les désirs, les tendances, les souffrances du monde contemporain, et l’on nous crie: restez esclaves, muets, passifs, ou vous êtes perdus! En récompense, on nous laisse le droit d’écor-cher le paysan, et de dissiper sur le tapis vert ou au cabaret l’impôt de sang et de larmes que nous prélevons sur lui. Le jeune homme ne rencontre aueun intérêt vivace dans ce monde de ser-vilisme et d’ambition mesquine. Et pourtant, c’est dans cette société qu’il est condamné à vivre, car le peuple est encore plus éloigné de lui. «Ce monde» est au moins composé d’êtres déchus de la même espèce, tandis qu’il n’y a rien de commun entre lui et le peuple.
Les traditions ont été si bien rompues par Pierre I-er qu’il n’y a pas de force humaine capable de les réunir, au moins quant
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à présent. Reste l’isolement ou la lutte; et nous n’avons assez de force morale ni pour le premier ni pour la seconde. C ‘est ainsi qu’on se fait Onéguine, si l’on ne périt pas dans les maisons publiques ou dans les casemates d’une forteresse. Nous avons volé la civilisation; et Jupiter veut nous punir avec le même acharnement qu’il a mis à tourmenter Prométhée».
A côté d’Onéguine Pouchkine a placé Vladimir Lénski, autre victime de la vie russe, le revers d’Onéguine. C’est la souffrance aiguë, à côté de la souffrance chronique. C’est une de ces natures virginales, pures, qui ne peuvent s’acclimater dans un milieu corrompu et fou; qui ont accepté la vie, mais ne peuvent rien accepter de plus du sol immonde, si ce n’est la mort. Victimes expiatoires, ces adolescents passent jeunes, pâles, marqués au front par la fatalité, comme un reproche, comme un- remords, et laissent encore plus noire la triste nuit dans laquelle ils vivaient.
Entre ces deux types, entre l’enthousiaste dévoué, le poète, et de l’autre côté, l’homme fatigué, aigri, inutile; entre la tombe de Lénski et l’ennui d’Onéguine se traînait le fleuve profond et bourbeux de la Russie civilisée, avec ses aristocrates, bureaucrates, officiers, gendarmes, grands ducs et empereur, masse informe et muette de bassesse, de servilisme, de férocité et d’envie, qui entraînait et engloutissait tout; ce gouffre, comme dit Pouchkine, où, cher lecteur, nous nous baignons avec vous.
Il fallait à tout prix en sortir de ce gouffre. Mais à la porte se tenait notre sphynx populaire, avec son énigme dont personne ne savait le mot.
La première parole grave qui ait été prononcée, le premier essai de solution, essai donnant d’ailleurs une réponse complètement négative est la lettre célèbre de Tchaadaïeff.
La publication de cette lettre fut un événement des plus graves. Ce fut un défi, un signe de réveil; elle rompit la glace après le 14 décembre. Enfin, il vint un homme dont l’âmedébordaitd’amertume. Il trouva une langue terrible pour dire avec une éloquence funèbre, avec un calme accablant tout ce qui s’était accumulé d’acerbe, en dix années, dans le cœur du russe civilisé.
Cette lettre fut le testament d’un homme qui abdique ses droits, non par amour pour ses héritiers, mais par dégoût. Sévère et froid, l’auteur demande compte à la Russie de toutes les souffrances
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dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l’état de brute.
Il veut savoir ce que nous achetons à ce prix; par quoi nous avons mérité cette situation. Il l’analyse, cette situation, avec une profondeur désespérante, inexorable; et, après avoir terminé cette vivisection, il se détourne avec horreur, en maudissant le pays dans son passé, dans son présent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne s’est fait entendre que pour dire à la Russie qu’elle n’a jamais existé humainement, qu’elle ne représentait «qu’une lacune de l’intelligence humaine, qu’un exemple instructif pour l’Europe».
Il dit à la Russie que son passé a été inutile, que son présent est superflu et qu’elle n’a aucun avenir.
Et à côté du vieillard austère qui lançait cette excommunication, un jeune poète, Lermontoff chantait ainsi:
«Je contemple avec douleur notre génération: son avenir est vide et sombre; elle vieillira dans l’inaction; elle s’affaissera sous le poids du doute et d’une science stérile.
«La vie nous fatigue comme un long voyage sans but.
«Nous sommes comme ces fruits précoces qui s’égarent parfois, orphelins étrangers, parmi les fleurs; ils ne charment ni l’œil, ni le goût; ils tombent au moment de mûrir.
«Nous nous précipitons vers la tombe, sans bonheur, sans gloire; et nous jetons avant le trépas un regard d’amer dédain sur notre passé.
«Nous passerons inaperçus sur cette terre, foule morne, silencieuse et bientôt oubliée.
«Nous ne léguerons rien à nos descendants,ni une idée féconde, ni une œuvre de génie; et ils insulteront nos cendres par un vers dédaigneux, ou par le sarcasme qu’adresse un fils ruiné à un père dissipateur».
Rien ne peut démonter avec plus de clarté le changement opéré dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison entre Pouchkine et Lermontoff. Pouchkine, souvent mécontent et triste, froissé et plein d’indignation, est pourtant prêt à faire la paix. Il la désire, il n’en désespère pas; une corde de réminiscence des temps de l’empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cœur. Lermontoff était tellement habitué au désespoir, à l’antagonisme, que non seulement il ne cherchait pas à en sortir, mais qu’il ne concevait la possibilité ni d’une lutte, ni d’un accommodement. Lermontoff n’a jamais appris à espérer; il ne se dévouait pas, parce qu’il n’y avait rien qui sollicitât son dévouement. Il ne portait pas sa tête avec fierté au bourreau, comme Pestel et Ryléïéff; il ne pouvait croire à l’efficacité du sacrifice. Il se jeta de côté et périt pour rien53[53].
Ajoutons encore à cela un trait caractéristique.
La Russie n’avait alors qu’un peintre généralement connu, Brulov. Or, quel est le sujet où l’artiste a cherché l’inspiration; quel est le sujet de son principal tableau, du chef-d’œuvre, qui lui a valu quelque réputation en Italie?
Regardez cette étrange production.
Sur une immense toile, vous voyez des groupes d’hommes effrayés, stupéfaits; ils s’efforcent de se sauver; ils périssent au milieu d’un tremblement de terre, d’une éruption volcanique, d’un véritable cataclysme; ils succombent à une force sauvage, stupide, inique, contre laquelle toute résistance serait inutile. Telle est l’inspiration puisée dans l’atmosphère de Saint-Pétersbourg.
L’année même de la mort de Lermontoff, parurent «Les âmes mortes» de Gogol.
C’était à côté des méditations philosophiques de Tchaadaïeff et des réflexions poétiques de Lermontoff, le cours pratique de la Russie. C’est une série d’études pathologiqes, prises sur le fait, avec un talent gigantesque et tout à fait original. Gogol ne s’en prend ni au gouvernement, ni à la haute société; il élargit’ le’cadre, le cens, et sort des capitales; c’est l’homme des bois et des champs, le loup, le gentillâtre; c’est l’homme de l’encre, le renard, le petit employé de province, et leurs femelles étranges qui servent de sujets à ses vivisections.. La poésie de Gogol et son triste rire, ne sont pas seulement un acte d’accusation contre cette existence absurde, mais le cri d’angoisse de l’homme qui veut se sauver avant qu’on l’enterre vivant dans ce monde de fous. Pour qu’un tel cri puisse s’échapper d’une poitrine, il faut qu’il y ait des parties saines et une grande force de réhabilitation.
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Gogol sentait — et beaucoup d’autres sentaient avec lui — les âmes vivantes derrière les âmes mortes.
Il se trouve donc des gens qui, après l’oraison funèbre de Tchaadaïeff relevant la tête, protestèrent contre son certificat de décès. «Notre histoire», disaient-ils, «est à peine commencée.
Malheureusement, nous avons perdu notre route; il faut rebrousser chemin et sortir de ce cul-de-sac dans lequel nous a poussés l’empire civilisateur, de sa main hautaine et grossière».
Les audacieux qui osèrent nier le régime civilisateur de l’empire allemand en Russie, comme cela arrive toujours en pareil cas, tombèrent dans de grandes exagérations, confondirent l’Occident véritable avec l’Occident de Pétersbourg, et en revinrent à une administration artificielle, à formes étroites, de l’état moscovite. Ce fut une réaction, un lunatisme, quelque chose dans le genre du romantisme en Allemagne, ou du préraphaélitisme en Angleterre. L’intolérance de ces hommes empêcha la Russie, pendant des années, de reconnaître le grand instinct de vérité qu’ils possédaient incontestablement.
Les Slavophiles — comme les saint-simoniens — avaient un pressentiment très juste, mais vague, d’un nouvel ordre des choses, seulement, au lieu d’en élaborer le côté positif, ils en firent une religion, et une religion du passé, qui ne correspondait nullement à leur propre idée du peuple russe. Ils découvrirent sous la couche de la civilisation gouvernementale les éléments d’une autre existence, et voulurent ressusciter des institutions dans lesquelles ces éléments n ‘ont jamais pu se développer.
La lettre de Tchaadaïeff avait retenti comme un coup de pistolet au milieu d’une nuit profonde. Etait-ce l’annonce de quelque fléau, un appel au secours, un signal de réveil, un cri de détresse? Peu importe. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après cela on ne pouvait plus dormir.
A ce cri de désespoir, les Slavophiles répondirent par un cri d’espérance. Les deux écoles se formèrent; et leur lutte contient la majeure partie de l’histoire de l’esprit russe jusqu’à 1848.
Entre ces deux extrêmes se forma bientôt un parti indépendant. Ce parti ne voulait accepter ni la religion du désespoir, ni celle de l’espérance. Il ne voulait, en général, d’aucune croyance imposée. C’était un groupe d’hommes, de savants, de littérateurs,
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qui voulaient étudier la question sans arrière-pensée, faire-l’enquête sans parti pris. Tout en ne partageant point la manière-noire