d’envisager l’avenir de Tchaadaïeff, ils repoussaient le culte des revenants prêché par les Slavophiles. C’est de leurs rangs, que sortirent les hommes les plus remarquables du decennium, le publicists et critique Bélinski, le professeur Granovski et enfin l’auteur des «Récits d’un Chasseur», Ivan Tourguéneff.
Nous n’entrerons dans aucun détail concernant la polémique de ces partis; mais il importe de constater que les hommes qui désespéraient delà Russie, et ceux qui cherchaient son salut dans le passé, nous tous enfin, avec toutes nos variétés d’espérance et de foi, de doute et d’incrédulité, d’amour et de haine, nous avions un point sur lequel tous nous étions d’accord, un point sur lequel Tchaadaïeff, Khomiakoff54[54] et Bélinski se donnaient parfaitement la main, et ce point, c’était la condamnation du régime impérial tel’qu’il s’est élaboré sous Nicolas. Il n’y avait pas deux opinions-sur le gouvernement de Pélersbourg. Il était apprécié de la même manière par tous les hommes qui avaient des convictions indépendantes. Et c’est ici qu’il faut chercher l’explication du spectacle étrange que donnait dans les salons littéraires de Moscou, la rencontre tout amicale d’hommes appartenant à des partis diamétralement opposés.
Il y avait un journal non officiel, mais rédigé dans le sens-gouvernemental «L’Abeille du Nord»; on le recevait comme un dossier pris au greffe d’une chancellerie de police, mais non comme une feuille sérieuse. Il se produisait dans la littérature des faits isolés de servilisme, de clientisme; mais pas un qui n’ait soulevé une indignation générale. Toute la gloire de Pouchkine ne put le sauver de l’improbation générale que souleva une lettre qu’il avait adressée à l’empereur Nicolas. Toute la popularité de Gogol s’évanouit devant quelques lettres dans lesquelles il se fangeait du côté du pouvoir. Un poète qui faisait son chemin, s’avisa un beau jour de s’enthousiasmer devant la calèche et la figure grande et martiale de Nicolas; cette pièce de vers souleva une telle indignation que, se voyant perdu, ce malheureux demandait, les larmes aux yeux, pardon à ses amis de s’être laissé entraîner, jurant de ne jamais plus se dégrader de cette manière.
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Or, nous insistons particulièrement sur cela, toute la littérature du temps de Nicolas fut une littérature d’opposition, une protestation permanente contre la suppression de tout droit humain par le gouvernement. Cette opposition prenait, comme un Prothée, toutes les formes et toutes les langues. Elle démolissait en chantant; elle sapait en riant. Ecrasée dans un journal, elle renaissait dans une chaire universitaire; persécutée dans un poème, elle continuait dans un cours de sciences naturelles. Elle se manifestait même par le silence, et savait pénétrer, à travers murs et portes, dans les dortoirs des instituts de jeunes demoiselles, dans les salles d’exercices militaires des écoles de cadets, et dans les salles d’exercices théologiques des séminaires.
Au milieu de cette germination sourde et cachée, retentit la nouvelle de la Révolution de Février.
Nicolas était bien résolu cette fois à en finir complètement avec tout mouvement intellectuel en Russie. Il commença donc une guerre ouverte, implacable, à la pensée, à la parole, à la science. Sept ans — juste la période d’épreuve exigée par Pythagore — la Russie civilisée- se traîna, le boulet au pied, dans un silence profond, humiliée, offensée et se sentant sans force… c’est-à-dire sans peuple.
Quelques jeunes gens55[55] assez imprudents, se hasardèrent en 1849 à se réunir pour parler socialisme et économie politique. On les condamna à être fusillés; on leur lut la sentence sur la place publique; on leur banda les yeux; et après leur avoir ainsi infligé goutte à goutte la torture de l’agonie, on les gracia… aux travaux forcés. Le silence fut rétabli… et cette fois pour tout de bon.
«Que Bélinski est heureux d’être mort à temps», m’écrivait en 1851 Granovski, «les hommes forts sont tombés dans le désespoir, et regardent ce qui se passe avec une muette indifférence… Quand s’écroulera donc ce monde?»
Et il ajoutait: «De sourds murmures se font entendre de tous côtés; mais où sont les forces? Oh! frère, — que le fardeau de notre vie est lourd!»
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III
Dans le triste loisir des prisons des dernières années du règne de Nicolas, les idées mûrissaient vite. Des deux côtés on taisait ce que l’on voyait de plus en plus clairement. Le gouvernement, réduisant tout à la répression, au décorum de l’ordre, ne trouvait nulle part d’obstacles; et cependant Nicolas devenait tous les jours plus ombrageux, plus soupçonneux. S’il n’évita pas la guerre de Crimée, c’est que, au fond, sans s’en rendre compte, il était content d’introduire un mouvement quelconque dans cet état de stagnation muette et lugubre qui commençait à lui faire peur par sa résignation sans conviction, et son obéissance sans dévouement. Il pensait qu’en tout cas la guerre ne profiterait pas à la liberté; et puis… ibétait si sûr de la victoirel y avait-il donc si longtemps qu’un général autrichien avait à genoux imploré un de ses lieutenants de sauver le trône apostolique56[56], et que Paskévitch lui avait écrit: «La Hongrie est aux pieds de Votre Majesté».
Après la série de défaites qu’il eut à essuyer en Crimée, Nicolas comprit avec horreur toute la faiblesse de cette organisation à laquelle il avait tout sacrifié. Sa mort fut un aveu, une abdication; Caton du despotisme, il ne voulut pas survivre à un ordre de choses qu’il avait travaillé trente ans à élever, et qui s’écroulait au premier coup de canon.
Le charme était brisé. Le gouvernement et la société se regardèrent en face, comme pour s’adresser l’un à l’autre cette question: Est-ce donc vrai? Et, de part et d’autre, on se sentait très content que ce fût vrai. Le gouvernement lui-même se trouvait comme affranchi d’un fardeau insupportable, et ne le cachait pas. Alexandre II se hâta de faire la paix, avec les alliés, et de donner un peu de liberté à l’intérieur, ou, pour mieux dire, un peu moins de persécutions.
La masse d’idées, de pensées, qui se firent jour alors est prodigieuse. Tout ce qui avait été enseveli au fond de l’âme sous la pression du silence forcé trouva tout à coup une langue pour protester
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et se produire au grand jour. Si l’on comparaît les journaux et les revues des dernières années de Nicolas avec ceux’qui parurent un semestre après sa mort, on serait tenté de croire qu ‘il y a eu entre les deux au moins quatre générations.
Une littérature d’accusation, de description pathologique, fut très naturellement le premier fruit de cette brusque émancipation de la parole. Le gouvernement lui-même livrait les parages obscurs, les bas-fonds de la bureaucratie à la publicité, — ne sauvegardant que les hautes régions. Cela rendait inutile la tâche de nettoyer le bas de l’escalier. Mais on n ‘en était pas moins content de pouvoir mettre au grand jour une partie des désordres, des oppressions, des exactions incroyables qui sont propres à ce régime lourd, déshonnête, et tracassier d’une bureaucratie tout à la fois allemande et asiatique, patriarcale et militaire.
Comme le gouvernement faisait chorus, et ne parlait que des abus à réformer, de l’esprit du siècle, et des nécessités d’une époque nouvelle, progressive, le libéralisme dévint une mode, et même un moyen de se produire. Des généraux qui ne craignaient rien tant que le mot de liberté, qui ignoraient le mot de l’égalité, et, à chaque revue, infligeaient des punitions corporelles aux soldats, commencèrent à s’apercevoir qu’ils étaient au fond des libéraux; aimant l’ordre certainement, mais très libéraux. Pas un nouveau chef de bureau qui n’inaugurât alors son entrée en fonctions en annonçant «ses principes progressistes», et en rappelant que la Russie venait d’entrer dans une ère de réformes et d’améliorations. Le curateur de l’une des universités alla jusqu’à reprocher à un professeur de n’avoir pas prononcé à une solennité officielle un discours assez libéral. Pas un dîner d’employés sans toasts et discours progressistes. Golovnine, aujourd’hui ministre de l’instruction publique, était d’avis qu’il fallait instituer, pour récompenser l’indépendance des employés, une nouvelle décoration ad hoc!
Autant le libéralisme gagnait de terrain, autant il perdait en profondeur, en intensité, en sérieux. La sombre minorité qui, par son silence, avait fait de l’opposition sous le règne de Nicolas, était d’une forte trempe. Les hommes faibles s’en éloignaient alors, le jeu étant trop dangereux. Deux ou trois mots suffisaient à ceux qui restaient pour se reconnaître. Ils n’avaient pas besoin de trop
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de paroles. Ils haïssaient beaucoup, et la haine est une force. Sous Alexandre II, cette force s’émoussa par la parole. Le gouvernement laissait dire; mais on pouvait cependant escompter le terme de sa tolérance. Quant au peuple, il ne prenait aucune part à tout cela; il restait dans son a parte.
Quoique indifférent à tout ce qui se passait en haut, il ne l’était pourtant pas à la guerre, qui lui coûtait beaucoup de sang. Les revers lui avaient suggéré une idée qu’il n’avait pas eu en 1812; il pensait à la possibilité d’obtenir l’abolition du servage en se levant en masse pour la défense du pays. Dans la Petite Russie, cela alla jusqu’à un soulèvement de paysans, que le gouvernement — pour la défense duquel on se levait — apaisa par la force armée.
Il était clair que la seule question populaire qui pût faire sortir le peuple de sa somnolence et le réunir à la Russie civilisée, c’était l’émancipation des serfs.
Tandis que les lettrés poursuivaient l’examen critique des rouages rouilles du gouvernement disciplinaire de Nicolas, le gouvernement mit sur le tapis la grande question de l’émancipation. La noblesse, au lieu de chercher à gagner le prix de la course, en acceptant largement, et de bonne grâce, une nécessité historique, fit une opposition obstinée, mesquine. Dès ce moment sa force fut paralysée.
Le peuple, poussé dans les bras du gouvernement, attendait de son Tzar, avec une foi naïve, une