leurs noms seront livrés à la publicité, et que l’on saura,quels sont les gens que l’on a à craindre. Tout le monde demande qu’ils soient punis. Le peuple voudrait infliger à ces mécréants des peines qui n’existent pas dans les lois. Il croit que les fusiller, les pendre, serait une peine trop légère, trop noble pour de tels barbares. S’ils tombaient dans les mains du peuple, il les déchirerait, il les brûlerait sur des bûchers, ou les enterrerait tout vivants dans cette terre ou dans ces murs qui s’offrent maintenant à nos regards comme des monuments funèbres de la scélératesse et de la folie des hommes. Dans tous les cas le peuple compte sur les gibets, sur les fusillades: il doit être vengé».
«Les incendiaires les plus coupables», répétait sur tous les Ions la «Gazette de Moscou», «ne sont pas lea malheureux qui portent la torche enflammée, mais les hommes qui prêchent des doctrines incendiaires»58[58].
Un résultat direct et très favorable au gouvernement se fit sentir bientôt dans l’exaspération du pauvre peuple de Pétersbourg et de Moscou contre les étudiants que l’on commençait à
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confondre avec les incendiaires, et, pis que cela, avec la partie la plus rétrograde de la noblesse.
Une revue osa élever la voix en faveur de la jeunesse calomniée: elle fut suspendue; les autres devinrent plus retenues.
La suspension du «Sovremennik» (Contemporain) ne suffit pourtant pas au gouvernement. Quelque temps après, on enferma dans la forteresse de Pétersbourg, son rédacteur, Tchernychevski, littérateur remarquable et le plus heureusement doué des héritiers de Bélinski (qui avait créé la revue, et, jusqu’à sa mort, l’avait dirigée). À la même époque le public apprit l’arrestation d’un homme jeune encore, mais qui jouissait d’une grande estime.
Quelques mots sur Serno-Soloviévitch ne seront pas ici de trop: son histoire caractérise très bien cette période.
A l’époque où le projet d’émancipation des paysans se trouvait, dans les mains de quelques dignitaires rétrogrades et hostiles au projet, un jeune élève du lycée de Tzarskoïé-Sélo — si justement célèbre dans l’histoire de notre civilisation — se trouvait commencer son service dans la chancellerie du Conseil d’Etat. On l’employa dans les bureaux qui s’occupaient de la correspondance et de la mise en ordre des dossiers du comité de l’émancipation. Les membres de ce comité faisaient alors tout leur possible pour embrouiller la question, en faire ressortir les obstacles et les difficultés, et traîner l’affaire en longueur. Le jeune homme, plein d’enthousiasme, ardent, fanatiquement dévoué à l’émancipation, fut indigné de ces intrigues, et résolut de ne plus servir d’instrument à ces conspirateurs contre le peuple. Mais avant de quitter son emploi, il écrivit à l’empereur une lettre noble et franche. Il lui montra ce qu’on faisait pour entraver ses intentions, et ce qu’étaient les hommes auxquels il avait confié la grande œuvre de son règne.
Sa lettre dans la poche, le jeune homme alla se promener dans le parc de Tzarskoïé-Selo, et rencontrant l’empereur, la lui présenta. L’empereur jeta un regard sur le contenu de la lettre, fronça les sourcils, et dit au jeune homme qu’il la lirait et qu’il lui donnerait une réponse. Le soir, le prince Orloff fit dire à Serno-Soloviévitch de passer chez lui. «L’empereur», lui dit-il, et évidemment il n’était pas content de la commission, «m’a chargé de vous remercier, de vous embrasser. Il a lu votre lettre; il en tiendra
compte». L’empereur jouait encore au libéralisme; mais le dernier marquis de Posa vit bientôt qu’il est inutile de s’adresser à ce monarque, même lorsqu’il envoie une accolade impériale par le ministre de la police. Serno-Soloviévitch quitta le service, et publia en Allemagne son projet d’émancipation des paysans …avec le rachat de la terre.
Cette brochure portait un cachet tout nouveau. « J’imprime mon projet hors des frontières de l’empire», dit l’auteur dans sa préface, «parce qu’on n’en aurait pas permis l’impression en Russie. Je le signe, parce que le temps est venu d’agir en homme libre. Si nous voulons être traités en majeurs, il ne nous sied pas d’agir en enfants».
«Prenez garde à vous», dit à l’auteur le général Potapov; et il ne fit rien. Le délit était trop public, trop franc, disons le mot, trop chevaleresque. Mais quelques mois après on enveloppa Serno- Soloviévitch dans une de ces conspirations supposées que l’on a soin de faire ordinairement juger par des commissions in-quisitoriales, à huis-clos, sans témoins, sans défense. Après avoir terminé une enquête de ce genre, les commissions, pour sauvegarder la décence juridique, soumettent le résultat de l’enquête au Sénat, en y ajoutant leur propre opinion. Le Sénat, ayant toujours à cœur de donner encore une preuve de son dévouement passionné pour le trône, ne marchande pas ses services, surtout lorsqu’il s’agit des ennemis du gouvernement. Il ajoute quelques années de travaux forcés, quelques termes infamants, et tout est dit.
Serno-Soloviévitch et Tchernychevski, arrêtés vers le milieu de l’année 1862, sont encore, au moment où nous écrivons, enfermés dans les casemates59[59].
Après s’être ainsi débarrassé des adversaires sérieux en suspendant temporairement leur existence; après avoir intimidé les faibles et acquis la reconnaissance des vils, le ministère abandonna hardiment la défensive. L’insurrection qui éclata en
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Pologne fut une occasion excellente, dont le ministre de l’intérieur profita pour commencer une agitation patriotique désormais Gélèbre, en provoquant l’adoption d’adresses de dévouement au tzar en vue d’une guerre européenne. Des employés du ministère se mirent à parcourir les provinces en tous sens, insinuant aux autorités l’idée et même le texte des adresses. Le texte-modèle, imprimé, laissait pourtant une grande latitude aux variantes et aux modifications locales. Il n’était nullement obligatoire, pourvu que celui par lequel on le remplacerait exprimât encore plus de dévouement. Le peuple fut entraîné. Quoique mécontent de là manière dont se faisait l’émancipation, il était reconnaissant envers le tzar de l’émancipation elle-même, et attendait toujours de lui la liberté d’or, la liberté avec la terre. Il était touché qu’on lui fit part des dangers de la patrie, croyait à une invasion prochaine, dans le genre de celle de 1812, et commençait à se rappeler sa vieille haine des Polonais, qu’on faisait passer à ses yeux pour un tas de seigneurs et de prêtres catholiques en révolte contre le tzar émancipateur.
La noblesse des provinces ne fut pas assez naïve pour ne pas voir dans le dévouement patriotique un moyen très peu coûteux, de se remettre avec le gouvernement sur le pied de l’ancienne amitié. Depuis qu’il était question de l’émancipation, la noblesse faisait une petite guerre au gouvernement. Battue sur les questions importantes, elle s’évertuait à rattacher de plus en plus le peuple à la couronne, en se livrant sans relâche à des tracasseries mesquines et en se montrant récalcitrante sur les petites choses. Or, comme cela ne profitait à personne et pouvait provoquer de la part du gouvernement une révision du décret d’émancipation, dans le sens populaire, on sentait le besoin de se rapprocher; mais on ne savait trop comment s’y prendre. Les adresses offrirent un moyen simple et peu coûteux de résoudre la difficulté. La noblesse de toutes les provinces et de tous les districts se sentit donc subitement embrasée d’un feu dévorant de patriotisme.
Restait maintenant la société civilisée, le milieu flottant idans lequel se forme l’opinion publique, Pétersbourg et Moscou, les minorités influentes dans les provinces, les cercles littéraires, la jeunesse.
Les moyens du ministre de l’intérieur étaient trop primitifs
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pour qu’on pût s’en servir dans les capitales. Ici, la force devait passer à la Direction de la littérature; et le succès de Golovnine non seulement n’a pas cédé à celui de son collègue, mais est allé si loin que le ministre lui-même s’est vu surpassé et accusé de tiédeur et de manque de résolution.
Il est vrai qu’une circonstance vint beaucoup en aide au gouvernement, qui se trouva tout d’un coup avoir un puissant adversaire de moins. La société russe était habituée à estimer, peut-être même trop, l’opinion de l’Occident. Mais l’Europe fit si bien, avec ses notes, ses démonstrations sans armes, et les pacifiques cris de guerre, que non seulement son prestige s’évanouit, mais qu’on se mit en Russie à chercher avidement toutes les occasions possibles de l’irriter et de la mettre au défi.
Le gouvernement décidé à sévir contre la Pologne, à l’exterminer plutôt qu’à lui accorder une concession sérieuse, tenait à faire participer la nation entière à ses actes inhumains; il sut habilement profiter de cette disposition.
Les essais qu’on avait faits à Pétersbourg d’un journalisme officieux n’avaient pas réussi. Pétersbourg n’a ni le jargon du patriotisme frénétique, ni le prestige de l’indépendance. Restait la vieille capitale, centre du panslavisme, la ville russe par excellence, ville d’université tant soit peu réfractaire, et, avec tout cela, le plus grand foyer de la réaction.
Cela demande quelques explications.
A partir du commencement du règne actuel, le rôle de Moscou a considérablement changé. Du temps de Nicolas, Moscou se tenait à l’écart, avait une ombre de mécontentement caché, boudait Pétersbourg et dépendait moins que cette dernière ville du gouvernement. La grande foule des seigneurs-propriétaires qui venaient passer l’hiver à Moscou, la quantité de familles r iches qui y tenaient maison, donnaient à sa société un caractère moins officiel, moins pliant, moins caserne et chancellerie que ne l’avait la société uniforme et boutonnée de Saint-Pétersbourg. A Moscou on s’occupait beaucoup de l’université; et celle-ci était réellement une très grande source de lumière et de science pour le pays. Noblement dirigée, à travers tous les obstacles d’une réaction culminante, par son représentant moral, le professeur Granovski, elle était devenue une tribune de discussion et
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d’enseignement, non-seulement pour les étudiants, mais pour la société même. Haxthausen, présent aux vives disputes des Slavophiles et des Occidentalistes dans les salons de Moscou, s’étonnait de la manière dont les «frondeurs de la vieille