capitale» «mettaient ouvertement leur opinion, opinion qui n’était certes pas toujours en pleine concordance avec celle du gouvernement.
Après la mort de Nicolas, Moscou prit une toute autre attitude. Dès que la pression d’en haut eut perdu de son intensité, et que la question de l’émancipation des paysans eut touché à la terre, Moscou se métamorphosa. Il ne resta de l’esprit frondeur qu’une jalousie envieuse à l’endroit de Pétersbourg, et de l’opposition, que juste ce qu’il en fallait pour enrayer pendant des mois entiers l’émancipation des paysans. L’empereur lui-même se trouva forcé de rappeler à la pudeur sa noblesse rétrograde. Que la société des esclavagistes cède son libéralisme pour le plat de lentilles cueillies par les serfs, c’est triste, mais compréhensible. L’attitude de l’université et des cercles littéraires l’est bien moins. Le corps des professeurs n’est pas en général composé de ces nababs de province, de ces «princes russes» habitués des eaux et des hôtels, ni même de personnes d’une origine trop aristocratique. Ce sont pour la plupart des fils de prêtre, classe très instruite, mais pauvre et démocratique par position; ce sont de petits employés qui ont préféré la science à la bureaucratie; enfin quèlques descendants de nobles et indigentes familles de province. Le corps des professeurs, le corps enseignant en général, a joué chez nous un grand rôle dans l’éducation du pays, et, à quelques exceptions près, un rôle très beau. Les professeurs des lycées, des gymnases et des écoles militaires étaient les pionniers obscurs, les sentinelles perdues d’une grande propagande humanitaire, qui ne rapportait ni gloire, ni renommée. Luttant contre la pauvreté, livrés sans contrôle à une administration brutale, cédant quelquefois de leur dignité personnelle, ils n’en prêchaient pas moins l’idée de l’indépendance et la haine de l’arbitraire. Lé corps enseignant a été, après la littérature, le second représentant de la conscience qui se réveillait.
Ni l’université, ni la presse de Moscou ne défendirent le servage; cette tâche fut dévolue au club anglais et aux cercles soidisant aristocratiques. Cependant il se manifestait un relâchement.
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visible. On était trop content, trop satisfait, trop fatigué peut-être, après la longue lutte qui avait signalé le règne de Nicolas.
En comparant les horribles années qui avaient suivi 1848 avec l’état de choses existant, les gens voyaient un progrès, et s’étonnaient que la jeune génération ne fût pas satisfaite. Un doctri-narisme
lourd et stérile s’emparait de l’université; le lien entre les professeurs et les étudiants se relâchait à vue d’œil.
Granovski n’était plus. Il était mort en 1856, plein de forces, à l’âge de quarante ans. Son dernier regard ne saisit que le commencement d’une ère nouvelle, pleine d’espérances.
Aurait-il arrêté la réaction dans l’université, ou n’est ce pas plutôt un bonheur pour lui de s’être endormi à temps?..
La réaction allait si vite, et avec une telle audace, qu’un jeune professeur de jurisprudence, évoquant l’ombre de Granovski et se disant fier d’être son disciple, ouvrit son cours par l’exposé d’une philosophie de l’obéissance passive. Il enseignait à ses auditeurs qu’il n’y a aucun mérite à obéir et à respecter les lois justes, mais que le grand devoir de l’homme est l’obéissance absolue à toute loi, même absurde ou inique, par cela seul que c’est une loi.
Telle était la théorie; et la pratique la surpassait.
On connaît la triste histoire d’une démonstration faite par les étudiants de l’université de Moscou. Les règlements qui avaient provoqué l’opposition des étudiants de Pétersbourg allaient être appliqués à ceux de Moscou. Ceux-ci voulurent envoyer des députés et une pétition à l’empereur. Dès que les professeurs virent la direction que prenait l’affaire, ils abandonnèrent les étudiants. Mal accueillis par les autorités, livrés, trahis par les professeurs, les étudiants se rassemblèrent devant la maison du gouverneur général, réclamant le droit de lui envoyer une deputation.
On prit ou feignit de prendre cette démarche pour une émeute. Ecrasés par la gendarmerie à pied et par la gendarmerie à cheval, traqués par la foule ameutée par les agents de police, les pauvres jeunes gens furent blessés, arrêtés et jetés en prison. Leur jeune sang est le premier, qui ait coulé à Moscou depuis 1812.
Le sénat de l’université, pour éloigner de lui tout soupçon de participation et de connivence, s’empressa de présenter au ministère un mémorandum dans lequel il dénonçait la littérature,
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la société, le gouverneur général de Moscou lui-même, et faisait, naturellement, tomber toute la responsabilité de l’affaire sur les étudiants, et cela, alors que la moitié de l’université était en prison. Ce mémorandum restera dans l’histoire de la civilisation russe comme ligne de démarcation entre les nouvelles tendances de l’université de Moscou et celles de l’époque précédente.
On tînt caché ce factum: il ne fut imprimé qu’en nombre de cinq exemplaires, et ne fut connu en Russie que par la presse russe de l’étranger.
Pétersbourg itait content de Moscou. Le ministre remercia les professeurs de leur zèle, et la censure reçut l’ordre de ne pas permettre d’attaque contre le nouveau catéchisme de l’obéissance passive.
C’est à Moscou qu’on voulait établir la grande forteresse du patriotisme rétrograde.
Or, il se trouvait là un homme qui s’était fait une quasi-réputation libérale, en rédigeant une revue à l’époque de la mort de Nicolas, c’est-à-dire à l’époque du premier réveil de la parole en Russie. Prêchant, avec un doctrinarisme allemand, la supériorité des institutions anglaises et le respect de la légalité; insérant dans’ son journal des articles refaits de la «Westminster Review»… qu’on prenait pour siens, Katkov passait pour un libéral modéré, admirateur tout à la fois de la législation anglaise, et disciple, plein de vénération, de l’Allemagne et de tout ce qui était allemand.
De la rédaction d’une revue, il passa à la rédaction de la «Gazette de Moscou», organe semi-officiel qui se rédigeait sous les auspices de l’université. Là il continua à jouer le même rôle, parlant toujours avec un profond dédain de la société russe, enseignant, d’après le livre de Gneist, l’admiration de l’Angleterre à ses lecteurs, et offensant à tout propos la jeunesse de Pétersbourg. On commença à trouver ridicule le rôle d’un oncle de comédie dans la littérature; et cela donna lieu à une polémique dans laquelle le rédacteur de la «Gazette de Moscou» montra de quoi il était capable. Il répondit aux sarcasmes par des accusations, aux plaisanteries par des insinuations, et en arriva, lui aussi, à soutenir, à haute voix et à plusieurs reprises la complicité
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morale des jeunes gens qui avaient publié une proclamation avec les incendiaires. — II fut remarqué.
Dès ce moment l’anglomanie de la «Gazette» pâlit. Cessant d’aimer la légalité et de respecter les droits de l’individu, elle commença une croisade acharnée contre la Pologne. Elle entreprit de justifier une à une toutes les horribles mesures prises par l’administration russe, et déclara hautement traîtres tous ceux qui n’envisageaient pas les choses du même point de vue, montrant d’ailleurs du doigt les tièdes et les suspects.
Chaque cri d’indignation qui s’éleva contre ces procédés, jusqu’alors inouïs chez nous, fut comme un jalon pour la rédaction, et l’imperturbable insolence de ses répliques fit bien voir que la censure n’existait pas pour elle, et que dans tous les cas elle avait un abri sûr et un appui solide.
Pour donner une idée de la «Gazette de Moscou», je pourrais la comparer à Tin «Père Duchesne» monarchique et absolutiste. Et pourtant cela n’en donnerait qu’une idée bien faible. Dans toutes les divagations des feuilles révolutionnaires, il y avait au fond une conviction ardente, des passions brûlantes, un amour fanatique. La colère, du «Père Duchesne» moscovite était froide, et son abandon de l’anglomanie trop peu motivé.
D’abord on fut littéralement ébahi. On ne revenait pas de l’étonnement dans lequel on était jeté par la lecture de la «Gazette de Moscou». Jamais, à aucune époque néfaste, on n’avait rien vu de pareil.
Dans les dernières années de son règne, Nicolas était parvenu à faire taire toute la Russie, mais jamais à la faire parler comme il voulait. On supprimait alors livres et auteurs; mais on ne faisait pas de la littérature une succursale de la police secrète. Au reste, Nicolas n’y tenait pas. Les applaudissements l’irritaient; il se croyait au-dessus de l’appréciation des hommes. Il se souciait peu qu’on fût content ou non de ses ordres, pourvu que ses ordres fussent exécutés et que personne n’osât montrer son mécontentement. Son idéal de l’ordre, c’était l’obéissance passive d’une caserne.
Au moins si le danger de parler était grand, on pouvait se taire impunément; personne ne venait dire publiquement: cet homme se tait non pas parce qu’il n’a rien à dire, mais parce qu’il
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cache quelque chose; ou cet homme est triste, ne serait-ce pas par hasard qu’il plaint les Polonais.
C’est au règne d’Alexandre II qu’appartient l’introduction-dans lès rouages administratifs de la popularité à tout prix, et d’une littérature de surveillance et d’idolâtrie. On fut dès lors mieux surveillé par les littérateurs que par les gendarmes, et le niveau moral baissa, grâce à la prédication incessante d’une politique exterminatrice et d’une philosophie de l’obéissance et de l’esclavage.
Le mal qu’a fait la «Gazette de Moscou» est énorme.
Le gouvernement avait une certaine retenue — la société aussi. Le gouvernement faisait comme des coups d’essai, desexécutions féroces, des confiscations isolées. Il prenait des mesures brutales, par exemple la persécution de ceux qui chantaient des hymnes, l’emprisonnement des femmes qui portaient le deuil. Puis il s’arrêtait, épiant quelle impression cela produisait sur le public en Russie. D’un autre côté, il y avait dans la société dei velléités sauvages; mais on n’avait pas le courage des les avouer. A défaut de moralité, cette honte est très estimable.
Ce fut au milieu de ces doutes, de ces fluctuations, qu’un journal sérieux, ayant une réputation acquise, et, derrière lui, le prestige de l’université et des opinions constitutionnelles, vint prendre la défense