la plus arrogante, la plus insolente qu’il soit possible de concevoir, des mesures les plus odieuses, des exécutions les plus inutiles… Les mauvaises passions de la société levèrent aussitôt la tête, et le gouvernement redoubla d’énergie; il pouvait le faire, soutenu, qu’il était, non seulement par la «Gazette de Moscou», mais par d’autres malheureux organes de la presse,. «L’Abeille du Nord» entre autres que le tourment de l’envie empêchait de dormir et qui tâchait de surpasser la «Gazette» en dévouement à la police et en haine à la Pologne.
Tout essai d’opposition à la «Gazette» était impossible. On enétait réduit aux petites attaques et aux caricatures qui n’entamaient pas le fond de la question.
La force terrible de la «Gazette de Moscou», force qui non seulment retenait les rédacteurs, mais intimidait les censeurs, c’était la délation.
Une revue, «Le Temps», modérée, mais noble et pleine de sympathies généreuses, rédigée par un littérateur eminent, par un martyr qui venait de quitter les travaux forcés, Dostoïefski, inséra, au sujet de la Pologne, quelques paroles humaines qui auraient très probablement passé inaperçues. La «Gazette de Moscou» désigna l’article, et la revue fut frappée de suspension.
«Mais cela n’est plus de la littérature», disait à la «Gazette de Moscou» un journal de Pétersbourg, la «Voix» («Golos»), tout pâle d’avoir été mis par elle sur la même ligne que les feuilles polonaises et le «Kolokol», «vous déplacez la question; ce n’est plus de la discussion, c’est un procès criminel que vous faites» (20 août 1863).
«Littérature!» s’écrie Katkov, «discussion littéraire! — Est-ce que nous nous occupons de pareilles futilités? Nous nous occupons de mettre au clair les affaires qui nous intéressent. Nous n ‘avons pas encore eu le temps, il est vrai, de nous occuper de votre littérature; mais nous avons l’intention de le faire, et nous croyons que de regarder d’un peu plus près à ce qui se fait dans le journalisme de Pétersbourg ne sera pas de trop» («Gazette de Moscou», N 222, 1863).
«Oui», disait-il dans un autre article, «je suis volontairement au service de la bonne cause, et je tâche de démasquer les ennemis qui entravent les plans du gouvernement».
A la nouvelle de la nomination de l’affreux Mouravioff, et aux premiers récits de ses hauts faits, un.reste de sentiment humain fit tressaillir le cœur de beaucoup de gens faibles. Pour les rassurer, la «Gazette de Moscou» inséra immédiatement ce qui suit: «La Russie, certes, n’oubliera pas les grands services qui lui auront été rendus dans ces mauvais temps. Elle glorifiera les hommes qui agissent sans tergiverser au milieu des crimes et des calomnies. Ces gens-là doivent savoir que la Russie les soutiendra de sa sympathie. — C’est son devoir. Oui, la Russie doit se ranger, comme sous un bouclier, autour de ces hommes qui ne reculent pas devant la terrible nécessité d’exécuter toutes les rigueurs de la loi, pour sauver la patrie. S’il y a révolte, nous devont la soumettre. Nous serions des traîtres et des lâches, si nous refusions d’accomplir notre devoir. Personne ne reproche au vainqueur, couvert de lauriers, d’être sanguinaire. Un dignitaire qui prend des mesures énergiques, ne peut non plus être accusé de férocité».
160
Et là-dessus un tas de littérateurs, de professeurs, de membres de notre jockey-club et de notre jeunesse dorée… à cheveux blancs, offre un dîner à Katkov, dîner où l’on porte pour la premiere fois, un toast à Mouravioff.
Dans les journées les plus sombres de la révolution française, nous ne nous rappelons pas de banquets offerts à Fouquier-Tinville, ni de festivals arrangés à Paris pour fêter les exploits de Carrier et de Fouché.
L’exemple donné par Moscou fut immédiatement suivi dans les provinces et à Pétersbourg. C’était quelque chose d’inouï dans l’histoire que de voir la noblesse, l’aristocratie, le négoce, enfin toute la société civilisée d’un empire de soixante millions d’hommes, applaudissant sans distinction de nationalité ni de sexe, aux exécutions les plus cruelles, envoyant des télégrammes élogieux, des
adresses de felicitation, des images de saints aux hommes horribles qui prenaient sur eux non la lutte par la valeur, mais la pacification par la potence, non les dangers de la bataille, mais la sécurité de la confiscation à main armée.
Sans doute la «Gazette de Moscou» n’était que la plaie ouverte, et c’était bien dans les veines de l’organisme entier que se trouvait le sang corrompu. L’agitation provinciale, organisée par le ministre de l’intérieur, dévoilait un grand fond de sauvagerie et une démoralisation profonde. C’est lui-même que le petit tyran de village admirait dans Mouravioff. Mais avec tout cela, une part notable de responsabilité doit retomber sur la feuille universitaire.
Elle a eu l’audace de l’initiative de la première parole, Elle a entraîné les faibles, fait cesser les hésitations des indécis. Que de mauvaises velléités fermentent dans le vague des possibilités, qui, si elles ne trouvaient aucun encouragement, s’élimineraient sans laisser de traces.
Beaucoup de braves gens ont pris part à ces étranges démonstrations du fort contre le faible profondément convaincus qu’ils accomplissaient un devoir patriotique, et cela parce qu ‘ils étaient entraînés par le seul journal qu’ils eussent à lire dans leur province60[60].
161
Une partie du gouvernement finit par s’apercevoir qu’on allait bien loin; mais il était trop tard. Cette partie modérée du gouvernement était débordée; tout ce qui entravait le courant était emporté, culbuté par le parti de Vaction, ayant à son service la «Gazette de Moscou» et le gouverneur général de Vilna.
Le grand duc Constantin, regardant de mauvais œil ce qui se faisait en Lithuanie, la «Gazette» lui jette hardiment le mot de trahison à la tête, et le frère de l’empereur est forcé de s’en aller doucem ent suivre un cours d’eaux amères en Allemagne.
Anenkov, gouverneur général de Kiev, et qui est loin pourtant d’être un homme doux et humain, ne mettait pas autant de zèle artistique et d’ostentation dans la persécution des insurgés que le faisait Mouravioff. Il fut traité de suspect par la «Gazette de Moscou», et dès lors chacun de ses pas fut épié. Or, un ci-devant étudiant de l’université de Kiev, qui tenait une école d’equitation dans la ville — Romuald Olschansky — alla rejoindre les insurgés. Il fût fait prisonnier, et Anenkov le traduisit devant une cour militaire, le fit juger et le condamna aux travaux forcés. A cette nouvelle, le maréchal de la noblesse, Boutovitch, et un conseiller d’état, Josephovitch, s’émeuvent — ni l’un, ni l’autre n’avaient rien à démêler avec la justice; ni l’un, ni l’autre n’avaient la moindre responsabilité à encourir — ils prennent cependant l’affaire en mains, protestent, et demandent au gouverneur- général la mort de cet homme. Anenkov, à qui les attaques de la «Gazette de Moscou» faisaient craindre que son crédit ne fût définitivement ébranlé à Pétersbourg, suspend l’exécution de la sentence, fait reviser le procès, et condamne Olschansky à être fusillé dans la forteresse de Kiev.
La disgrâce du grand-duc ouvrit définitivement les yeux non seulement à Golovnine, qui était très intime avec lui, mais à Valouïev et à bien d’autres, sans parler du prince Souvarov qui n’a jamais trempé dans ces sombres affaires. Ils voulurent ramener la furie patriotique dans les cadres tracés par leurs chancelleries. Mais, comme nous l’avons dit, l’instrument mis en jeu était beaucoup trop lourd pour qu’ils pussent le manier ainsi; la direction leur échappa complètement.
Alors un spectacle tout à fait extraordinaire se produisit entre le monde ministériel d’un côté et la littérature de l’état de l’autre.
162
La «Gazette de Moscou» tint bon, et accepta la lutte: soutenue par une main cachée, elle redoubla d’invectives. Ne pouvant attaquer les personnes des ministres, elle fit une chasse à outrance à leurs organes, la «Poste du Nord» et la «Voix».
Un incident très comique vint marquer solennellement l’apogée de la «Gazette de Moscou». Le ministre de l’instruction publique voulait publier dans la «Voix» une explication justificative de l’administration du grand duc en Pologne. Le censeur refusa le permis. On lui fit savoir que l’article venait du ministre, c’est-à-dire de son supérieur direct. A cela le censeur répliqua qu’il était prêt à permettre l’impression si le ministre en prenait la responsabilité, «car», ajoutait-il, «il y a dans l’article dès allusions à la «Gazette de Moscou»: elle me dénoncera, et je perdrai ma place».
Si cet incident est exact (on en a parlé dans la «Gazette de Cologne»), le jour où il s’est produit a dû être assurément le plus beau jour de la «Gazette de Moscou». Elle triomphait. Mais elle n’oubliait pas pour cela de sévir avec une nouvelle ardeur contre les traîtres. Elle osa insinuer que le parti libéral dans le gouvernement trahissait les secrets de l’état à un correspondant du «Times». Elle osa traiter de suspects, d’ennemis de la patrie les personnes marquantes qui ne voulaient pas prendre part à la souscription ouverte pour offrir à Mouravioff une image de l’archange Michel61[61].
Après ces hauts faits, la «Gazette» fit encore quelques pas en avant. Mais elle n’en pouvait plus; la tête lui tournait. Masaniel-lo-Javért du journalisme, elle avait le délire. Elle ne pouvait, simple feuille, supporter le poids de tant de grandeur et de puissance. Elle se précipitait sur tout ce qui portait de loin une trace d’indépendance, avec le même acharnement, la même haine qui la caractérisaient, lorsqu’elle reprochait au gouvernement d’avoir épargné des enfants de 14, 15 ans pris parmi les insurgés, ou d’avoir donné trop de droits aux paysans en leur concédant leur propre tribunal. Elle tremblait d’indignation au moindrej souffle de liberté, ce souffle passât-il en Australie ou dans la République Argentine.
Une modeste diète s’assemble en’Finlande. On y parle deliberté de la presse, d’abolition de la peine capitale, d’intérêts locaux. La «Gazette de Moscou» suit chaque motion avec des yeux de lynx, ne parle de