la diète que l’écume à la bouche, et lorsque celle-ci s’avise de retirer doucement, de dessous la patte de l’ours, quelque petite liberté, la «Gazette» est là pour donner l’alarmé et pour accentuer, exagérer tout ce que l’on voulait adoucir, aplanir.
Des littérateurs de l’Ukraine veulent imprimer dès livrés en petit-russien. — II n’ont pas de grandes sympathies pour la Rùssie… et pas le moindre motif pour en avoir. «C’est une intriguè polonaise», s’écrie la «Gazette», «ils veulent se séparer!» — «Chut», lui dit-on de tous côtés, «savez vous que, par le temps qui court, vous menez les gens tout droit aux casemates». — «Cela ne me regarde pas», répond le journal stoïque…
De petites, de faibles voix de liberté se font entendre dans la chambre docile, modeste, malheureuse, de Berlin… La «Gazette de Moscou», cerbère international, se met aussitôt à aboyer.
La seule supposition que ce sont des démocrates qui poussent le gouvernement de Copenhague à Une résistance énergique suffit pour que la «Gazette» tombe à bras raccourcis sur les démocrates danois.
Les autres feuilles méritent à peine qu’on en parlé. Les unes comme la «Gazette de Pétersbourg», font leur possible pour se tenir dans une ligne honnête et n’y parviennent pas, le gouvernement leur supprimant une partie de leurs articles et les forçant, par contre, à accepter des correspondances faites par ses agentsi Les autres, comme «l’Abeille du Nord», tâchent d’atteindre à la hauteur de la «Gazette de Moscou», tout en gardant les allures d’un libéralisme raisonnable et pétersbourgeois.
Il n’y a qu’une autre feuille qui doive être mentionnée. Dès deux partis qui ne se ralliaient pas au gouvernement, l’un a été réduit au silence, et s’est tu presque entièrement; l’autre, sans se donner au gouvernement, a pactisé avec lui: nous parlons des slavophiles de Moscou et de leur organe le «Jour».
Ce journal, en ce qui touche à la question polonaise, ne diffère à peu près en rien de la «Gazette de Moscou».
Seulement la «Gazette», qui part du point de vue que les peuples
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et les individus ne sont que des matériaux pour chauffer la grande machine, l’état, est plus logique que le «Jour», qui part d’un point de vue diamétralement opposé.
La doctrine des Slavophiles a pour base la négation complète de l’empire de Pétersbourg, le respect des nationalités, l’obéissance à la volonté du peuple. A leurs yeux, l’empire russe est, comme la Pologne, un pays conquis; conquis par un tas d’aventuriers, de renégats, d’Allemands, qui du temps et à l’aide de Pierre I-er, s’emparèrent du gouvernement. Eh bien, l’organe de cette opinion, au premier cri d’indépendance d’un peuple slave, s’est rangé du côté des Allemands de Pétersbourg tout en se réservant néanmoins l’usage de son jargon de «frondeur moscovite», appelant la Russie officielle Russland, faisant une distinction entre public et peuple, et ne confondant jamais l’amour de la patrie avec le. patriotisme, qui n’est que l’amour de l’état.
La réputation connue du rédacteur du «Jour», I. Aksakov, le mettait au-dessus de tout soupçon; et en effet c’est un grand désintéressement qu’a soufflé son chalumeau byzantin sur le haineuses passions internationales, évoquées par le gouvernement et par ses organes salariés.
Ce que l’esprit d’intrigue faisait faire aux autres, le journal d’Aksakov le faisait par exaltation patriotique; et l’homme simple qui, échappait à l’impure toile d’araignée des démagogues de la police, tombait dans les filets tendus par le fanatisme.
Amour de la patrie, amour de l’état, on a beau faire toutes ces distinctions scolastiques, une chose reste claire, c’est que ce n’est ni l’amour de la vérité, ni l’amour de la justice. Le patriotisme reste toujours une vertu basée sur la partialité: il mène quelquefois au dévouement, et toujours à une convoitise jalouse, à un conservatisme avare et égoïste. L’amour du prochain y frise la haine du voisin.
IV
Notre triste tableau est presque terminé, et le lecteur a le droit de nous dire: où est donc dans tout cela la littérature? où sont les nouvelles productions, les nouveaux talents? où le poète, le romancier, le penseur? Quels types se sont dessinés? Quel est enfin l’idéal, le lyrisme, la souffrance exprimée dans l’art?
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Rien de pareil. Pas une capacité nouvelle, n’a surgi de ces vagues lourdes, noires.de cette marée de sang.Même ceux d’un autre temps qui ont surnagé, ont pâli et se sont égarés.
Il n’y a plus de livres en Russie. Les journaux ont tout absorbé. Heureusement encore on traduit beaucoup. N’ayant pas de fonds, nous vivons d’emprunts. Notre civilisation exotique continue à être une civilisation d’importation.
Il y a une inquiétude dans l’âme qui empêche le repos, qui ôte le calme nécessaire au travail de la pensée. L’attente des réformes, les secousses d’une mauvaise route de travers, les mouvements rétrogrades, les faux pas du gouvernement, les continuelles promesses d’une loi plus libre sur la presse, et les continuelles invasions d’une censure désordonnée, sans unité aucune, tout cela, sans parler de l’insurrection en Pologne, entretient un état fiévreux et maladif.
C’est un monde en dissolution, en refonte.
Réussira-t-on à réaliser la nouvelle forme à laquelle on aspire sans la connaître? Personne ne le sait. Une chose est claire, c’est que nous ne retournerons pas à l’empire basé sur le servage, à l’empire sans peuple. Mais quel champ, quel désert, entre les jeunes tendances dépassant tout ce qui existe ailleurs, anticipant l’avenir, et les revenants d’un patriotisme du XVI-e siècle, préchant l’extermination, le sänget la corde, et ayant pour eux la majorité!
Les hommes les plus éminents de la période antérieure sont désorientés comme les autres. Prenons, par exemple, Jean Tour-guéneff. Il s’est créé une belle place, et une place indépendante, dans la littérature russe. Artiste et observateur, peintre et photographe, il se tenait, par tempérament, loin des partis. Ce n’était pas un éloignement allemand pour la réalité, une fuite vers un monde fantastique; non, il prenait, au contraire, ses couleurs et ses modèles dans la nature. Ses esquisses de la vie des serfs, plaidoyer poétique contre le servage, ont fait un bien immense.
Eh bien, lui aussi, il sortit de sa placidité pour s’inspirer des passions qui surgissaient autour de lui, pour se faire homme politique, pour créer, au lieu de ses magnifiques Ruysdael, des romans à tendances dans lesquels on voyait très bien qu’elles n’avaient jamais été les siennes. Ses héros devinrent, peu à peu, d’hommes
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vivants qu’ils étaient d’abord, des hommes porteurs d’une pensée cachée derrière les coulisses.
Entraîné par le courant progressiste, Tourguéneff nous donne un agitateur, un fanatique de nationalisme, appartenant à un monde souffrant, mais qui ne s’agite pas, un Bulgare conspirateur, rêveur, libérateur m spe, qui, nègre blanc parmi les siens, ne sait que faire, et va mourir très jeune et toussant comme la Traviata, sur les bords de l’Adriatique.
Refoulé par le courant opposé, Tqurguéneff cherche à créer le type de la jeunesse avancée en Russie. Le but était non seulement artistique, mais encore très morigénant. L’auteur voulait donner un savonnage à la jeune génération en lui opposant constamment la génération précédente… qui cependant ne s’était distinguée, en règle générale, que par sa passive nullité et son active inutilité.
Le temps, le type, tout était malheureusement choisi. Le roman dont l’apparition coïncida, avec celle de la réaction ,tombait sur les mêmes personnes, ridiculisait, en les exagérant, les mêmes idées et les mêmes défauts que celle-ci, employai tenfin le même mot de nihilisme dont se servaient les réactionnaires. Les doctrinaires de Moscou, las d’appeler leurs adversaires matérialistes, avaient inventé, comme pour exprimer une aggravation de culpabilité, un grade plus avancé dans le matérialisme, le terme de nihiliste. Ce terme, s’appliquant à des jeunes gens dévoués à la cause qu’ils adoraient — celle de la science — était dénué de sens.
Nous concevons encore que, dans de certaines limites, on puisse parler du nihilisme tragique de Schopenhauer — le philosophe de la mort — ou du nihilisme épicurien de ces spectateurs nonchalants des tribulations humaines, de ces témoins oisifs des luttes sanglantes, qui se tiennent éloignés de toute participation dans les douleurs et les passions de leurs contemporains; mais parler du nihilisme de jeunes gens ardents et dévoués, qui se donnent des airs de scepticisme désespéré, est une grave erreur.
Le nihilisme comme l’entend la réaction ne date pas d’hier: Bélinski a été nihiliste en 1838 — il en avait tous les droits. Fils d’un petit employé de Penza, souffrant de la misère, se débattant contre tous les obstacles, gagnant ensemble le pain et
la science, il fit une rude école, et avec tout cela il se posa, âgé de 25 ans, en maître, et fut reconnu pour tel par toute la jeunesse studieuse en Russie. Son apparition à la tête du mouvement intellectuel fut très significative. Il n’arrivait pas sourdement et en cherchant à faire oublier son origine; il s’imposait tel qu’il était. Bien avant lui le clergé, la bureaucratie avaient donné des savants, des littérateurs, des hommes d’état; mais ceux-là se laissaient absorber par le milieu qui.les recevait. Les affaires changèrent; cène furent plus les hommes qui montaient, grimpaient vers les sommets, mais le niveau de la civilisation, de l’agitation intellectuelle, qui descendit de plus en plus.
Le fils du petit employé qui ne voulait pas servir, comme Bélinski, le fils laïque du prêtre, comme Tchernychevski, et enfin le pauvre gentillâtrede province, le seigneur-prolétaire comme Gogol, allaient jouer un grand rôle. Ils ne représentaient ni le tiers-état, ni en général une classe quelconque, mais un mh lieu vivant, qui recevait les forces d’en bas et celles d’en haut. Plus nous marchons, plus nous voyons que c’est cette couche métabolique, intermédiaire entre la stérilité croissante d’en haut et la fécondité inculte d’en.bas, qui est appelée à sauver la civilisation pour le peuple. Dans les éléments que ces hommes nouveaux ont introduits dans la forme littéraire, il y