a de la rudesse, de l’irritation, quelque chose de cassant, d’inexorable, absence de ménagement, et parfois manque d’élégance. Cela blesse le goût des puristes, sans parler des susceptibilités des chambellans de la littérature.
Ce que la réaction reproche maintenant aux nihilistes, on le reprochait exactement à Bélinski et à Gogol — le seul homme de génie de la dernière période du règne de Nicolas. L’un et l’autre, par leur verve, leurs images parfois vulgaires, leurs excentricités,’ leur intempérance de style, ont scandalisé beaucoup de gens — Bélinski était infiniment plus passionné que ne le comporte un salon. Il se laissait entraîner par une fougue irrésistible et entraînait avec lui toute la jeunesse. Dans ses improvisations, la plume’ à la main, improvisations qui palpitaient d’indignation, qui; accusaient, qui lançaient des ànathèmes à «la voûte de plomb qui l’écrasait», il n’avait pas le temps de mettre une cravate blanche, et n’en voulait point mettre. «Rien dé sacré, rien de vénérable
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pour cet homme!» criaient alors les autorités littéraires. C’est un nihiliste, aurait-on dit dans le jargon réactionnaire de notre temps.
Mais le côté sérieux, le côté tragique, l’origine du pli qu’on poursuivait dans Bélinski, cette goutte amère qui travaillait et fermentait dans son sang, voilà ce qui échappait à ces juges sévères, qui toujours s’attachant aux formes, ne se sont jamais demandés d’où venait cet atome dissolvant, qui portait en lui tant de destruction et tant d’espérance. L’histoire du nihiliste leur est inconnue.
Enfant, la vie s’ouvre à lui par une série d’injustices. Jeune homme, il abdique sa jeunesse, sous la pression des forces hostiles; à l’âge où l’on se livre à tout le monde, il est méfiant, et au moment de la
vie où l’on a le plus besoin d’appui, il ne compte que sur ses propres forces. Froissé mille fois, il craint les hommes et surtout ceux qui se présentent dona ferentes. Il déteste le monde qui a dégradé son père et enlaidi sa mère. Travaillé de scepticisme, il tâche d’avoir la pensée froide, le verbe insolent; et débordé par son jeune cœur, il se dévoue, il périt, en niant le dévouement.
Quelle tâche que celle de dévoiler avec la patience d’un Agassis poursuivant nuit et jour le germe d’une tortue, de saisir le lien qui unit l’amertume du fils à la concussion, au vol obligé du père, de suivre les larmes de la mère se métamorphosant en rêves socialistes! Oui, cela en valait bien la peine. Mais pour une tâche pareille, il eût fallu être indépendant de toute influence.
Tourguéneff a fait de son nihiliste un «neveu bourru», doté de tous les vices entassés que nous connaissons, vices qu’il craint d’examiner au delà de l’épiderme.
Son héros passe rapidement devant vos yeux… sans avoir le temps de se réhabiliter. Le sort de l’improbable «nihiliste» n ‘est pas plus heureux que celui de l’impossible Bulgare; l’auteur s’en défait à la Brutus, et le tue par la fièvre typhoïde. Le point litigieux, le procès entre «les pères et les fils», entre les fades, les fats et les insolents, n’a pu se terminer faute de combattants. Le nihiliste et le Bulgare n’ont rien fait: ils sont à peine entrés
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dans la carrière d’où l’on pouvait encore voir la porte de l’école-qui se refermait derrière eux.
On meurt quelquefois très jeune; cela est vrai: mais alors o» ne devient pas type, ou l’on ne devient que type de la fragilitédu corps humain.
Et pourtant ce roman de Tourguéneff est la seule production remarquable de la nouvelle phase littéraire… de la littérature conservatrice. On a beau visiter les caravansérails de nos revues mensuelles, collections immenses!.. On n’y trouve rien, rien sinon, peut-être ce que la censure a laissé de l’autre côté, et qu’il faut deviner; rien que des truismes, ou que le hurlement d’un chacal patriotique.
L’active surexcitation du premier réveil qui suivit la mort de Nicolas ne fut pas féconde en grandes œuvres, mais elle fut remarquable par la multiplicité des efforts, par l’élan, par le nombre des questions qu’elle entama. Il ne faut pas oublier, en outre, qu’elle nous a laissé un livre terrible, un carmen horrendum qui restera à tout jamais attaché à la sortie du sombre règne de Nicolas, comme l’inscription du Dante, à l’entrée de l’enfer: c’est «La Maison Morte» de Dostoïefski, récit terrible, dans lequel l’auteur ne se doutait probablement pas qu’en traçant de sa main enchaînée les figures de ses compagnons, les forçats, il faisait, sur les mœurs d’une prison de Sibérie, des fresques à la Buonarroti.
A côté de ce livre d’horreurs, nous trouvons un drame d ‘Ostrovski, intitulé «L’Orage».
Dans cet orage, l’auteur est descendu dans les arcanes les-plus profondément ensevelis de la vie russe non occidentalisée, et a jeté soudain un trait de lumière dans l’âme inconnue de la femme russe, de la muette qui suffoque dans les étreintes de l’inexorable et demi-sauvage vie de famille et de patriarcat. Ostrovski avait pris antérieurement pour sujet la couche sociale qui se trouve au dessous du monde civilisé, et il en avait rapporté sur la scène des échantillons formidables de vérité. En voyant les héros qu’il a pêches dans les eaux stagnantes et corrompues de la :vie bourgeoise, tous ces pères de famille ivrognes, ces voleurs faisant le signe de la croix, ces nigauds et coquins, ces tyrans et valets, on croit sortir de la vie humaine, et toucher à l’ours, au sanglier. Eh bien, si bas que se monde soit tombé, quelque chose nous dit
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qu’il y a encore un salut pour lui, qu’il le porte au fond de son âme, et c’est ce quelque chose, cet ignotum qui se fait sentir dans «L’Orage». Il y a un acquittement sous-entendu; aucune voix du ciel ne donne, comme dans «Le Faust» de Goethe, l’absolution; mais tout le monde la pressent, et le public en a tressailli.
Etrange coïncidence, le poète a plaidé pour cette absolution la veille du jour, où la Russie devait en avoir besoin; et son drame a été la pièce declôture. Après le cri de grâce pour la vie sauvage, est venu le dévergondage du patriotisme civilisé.
Serait-ce un signe que la Russie impériale, la Russie militaire et nobiliaire, la Russie du testament de Pierre I-er, a fait son temps? Cela est possible. Peut-être est-ce pour cette raison que tous les péchés, toutes lès dépravations accumulées durant un siècle et demi, lèvent leur tête hideuse, et, sentant leur finappron cher, se cramponnent au gouvernail pour faire rebrousser chemio au navire?
Haxthausen a pris pour motto de son livre deux proverbes russes: «Je suis assis près de la mer et j’attends le beau temps», et «Nôus avons quitté notre rive sans parvenir à l’autre». Le baron Westphalien appliquait le premier à la Russie, le second à l’Europe; cela, en 1846. Les temps ont marché depuis. L’Europe reste assise près de la mer… sans attendre le beau temps, et récapitulant ses naufrages; la Russie a quitté le port et flotte au gré des vents. Parviendra-t-elle à l’autre rive? Et quelle est cette autre rive?.. Qui le sait!
Rien n’est décidé, rien n’est sûr; le serpent change de peau — «et nous en sommes certains — ne reviendra pas à l’ancienne.
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ПЕРЕВОД
НОВАЯ ФАЗА В РУССКОЙ ЛИТЕРАТУРЕ
Новый период литературы, начавшийся в России после смерти Николая и после Крымской войны, — период пробуждения: и порывов, в духе немецкого «Drang und Sturm», отчасти изменяет свое направление. Пяти лет было достаточно, чтоб утомить правительство и общество. Правительство после освобождения крестьян испугалось, что оно слишком ушло вперед. На недоумения, порожденные в крестьянской среде новыми указами, оно отвечает картечью; на отказ студентов подчиниться требованиям, какие предъявляются детям, — казематом и ссылкой; вновь начинают осуждать за политические преступления. 14 декабря 1861 года поэт Михайлов приговорен к каторжным работам за воззвание к молодежи, которое не имело никаких последствий.
Общество, что, быть может, еще удивительнее, также начинает роптать. Оно кажется утомленным свободою прежде, чем даже успело ее получить. Оно опасается крайностей свободы, не успев насладиться ею. Первое возбуждение прошло, и все тяготеет к затишью.
Недоставало лишь предлога, чтобы всецело вступить на путь реакции. Полиция доставила его.
Чтобы выйти из тупика, она наносит решающий удар по-старинному и взваливает на «красных», на «социалистов» и вообще на молодежь вину за пожар, охвативший один из кварталов Санкт-Петербурга, — пожар, который она не сумела потушить и, которому, быть может, способствовали несколько уличных воров. Это происходило в мае 1862 года.
Подобного обвинения как будто только и Ждали, — в газетах тотчас поднимается вопль против поджигателей. Требуют
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расследования и «строжайшего наказания». Обвиняют молодых людей, которые распространяли род революционного манифеста. «Московские ведомости» стараются доказать причастность «Молодой России» к пожарам и пытаются возложить на; нее ответственность за действия поджигателей. Общественное-мнение встревожено. Боятся в Петербурге. Боятся в Москве.. Боятся в провинции. Правительство должно спасти общество, успокоить умы; и, чтобы достигнуть этого, оно спешит арестовать несколько сот молодых людей, студентов и литераторов.
Участие, принятое в этой тревоге газетами, было прологом новой фазы русской журналистики, — фазы, в прошлом году заставившей Европу содрогнуться перед бесцеремонной откровенностью, с какою русские газеты рукоплескали казням в Польше и прославляли палачей.
Между тем расследование по поводу пожаров продолжалось. Сотни людей были допрошены. Бесчисленное множество домов подверглось обыску. Нашли подпольные печатные станки, брошюры, предназначенные для распространения, проекты конституции, мечты утопистов, но не обнаружили ни одного сообщника свирепых поджигателей, задумавших сжечь город, чтобы завоевать симпатии его обитателей.
В течение года с лишком вели следствие по этому делу с ничем не сравнимым пылом, с лихорадочным рвением и с помощью всех средств, которыми располагает русская полиция… Ни одного виновного.
Четыре раза «Колокол», издающийся в Лондоне, требовал, чтобы были названы имена этих гнусных Катилин, этих новых Геростратов и чтобы были сообщены подробности о наказаниях, которым они подвергнуты… Гробовое молчание.
Князь Суворов, петербургский губернатор, человек прямодушный и честный, составил отчет об этом деле и хотел опубликовать его; но г. Валуев, министр внутренних дел, воспротивился этому,