Скачать:TXTPDF
Полное собрание сочинений. Том 25. Письма апрель 1850-декабрь 1852

ne veux être libre que pour toi — nous sommes simples et ne pouvons pas rester avec toi».

Expulsé de Paris, j’allais en juin 1850 à Nice. — C’était une faute énorme, il aurait fallu aller à Londres. — L’individu demeurait pendant tout ce temps chez ma mère à Zurich; vers la fin du mois d’août elle l’emmena à Nice. Deux jours avant son arrivée, Mme H prévoyant la collision, emprunta chez moi 10 000 frs. pour deux années. — Ils étaient sans moyens, je leur proposai un étage dans la maison que je louais; par délicatesse je prenais une bagatelle pour quote-part des dépenses. Et voilà que toute la famille, femme et enfants, s’installe à mes frais. L’individu le savait, il laissait faire mme, et elle ose maintenant m’accuser de ce que je le lui ai dit avant son départ.

C’est à Nice que j’ai pu mesurer tout le mal. N luttait entre deux sentiments, elle cherchait à s’étourdir, elle craignait la vérité. J’étais outragé, stupéfait, profondément malheureux. Et regardant ce caractère mesquin, lâche qui fuyait toute explication, qui opprimait sa femme, qui commençait à être envieux de ma richesse, je répétais souvent les paroles qu’adressait Hamlet à sa mère: «Et tu as pu préférer à ton ami si dévoué, si aimant, — le petit juif qui te rendra malheureuse, car son âme est vulgaire!», et une voix intérieure me disait qu’il n’en était pas ainsi. Je voyais de mes yeux — et je ne croyais pas. Cette foi m’a sauvé, a sauvé N, a sauvé les enfants.

Il fallait en finir — au moins avec le mensonge. L’idée de me poser en mari et juge ne m’est jamais entrée dans la tête. Je n’ai en rien dans toute ma vie introduit le lâche dualisme entre les convictions et la conduite. J’exigeai la vérité, j’en avais le droit. — Après deux, trois conversations fiévreuses, N m’avoua tout (vous verrez ensuite quel usage infâme a fait l’individu de ce mot de «tout»). Ce que j’ai souffert en écoutant, — il faut en effet avoir un organisme de fer, comme le mien, pour avoir pu supporter les quatre, cinq nuits blanches qui suivirent la première conversation. Une de ces nuits nous étions assis sur un sofa, j’avais la mort dans le cœur, des idées de suicide se présentèrent pour la première fois à moi; je voulais boire le calice jusqu’à la dernière goutte. Je fis quelques questions. Elle me répondit. Et nous nous tûmes. J’étais anéanti; une exaltation de rage, de douleur et de honte s’empara de moi, et — je vous l’avoue franchement, — la pensée me vint de tuer H; je m’arrêtais à cette pensée avec un sentiment de jouissance…

246

Le silence dura… Enfin je levai les yeux sur elle; son visage était affreux, blême, livide, bleuâtre, — les lèvres blanches, les traits altérés, crispés — elle ne parlait rien et fixait sur moi avec une expression interrogative un regard trouble. Elle me faisait tant de peine, qu’oubliant tout, je pris sa main, j’appuyai ma tête sur son épaule et d’une voix douce qui me sortait du cœur, je la consolai. Pendant quelques minutes, elle ne répondait rien. C’est alors qu’une véritable crise s’opéra en N. Elle se jeta à mon cou en sanglotant; je la déposai demi-évanouie sur le canapé; elle n’eut que la force de me dire: «Ne t’effraye pas; ce sont de bonnes larmes, des larmes d’admiration pour toi, des larmes d’attendrissement (le mot russe est beaucoup plus expressif — умиления). Non, non, — disait-elle, — je ne t’abandonnerai jamais, si toi, tu peux me supporter, oublier le passé»… Son âme, sous l’influence d’une passion maladive, se réveilla; elle était, comme auparavant, énergique, forte, elle se relevait. Elle rentrait, comme elle l’a dit dans une de ses lettres, «comme un vaisseau rentre dans un port après l’orage, — à demi-anéanti, mais enchanté de son salut».

Dans son entraînement elle ne savait pas où elle allait. Elle allait à la mort. Lui, il convoitait encore «un avenir brillant» comme le dit Mme H qui faisait déjà — je le jure sur mon honneur — un projet de partage de mes revenus.

Après cette scène, je voyais que N restait, mais qu’elle était encore subjuguée par les intimidations de l’individu et par le passé. Il fallait agir. Je proposai le lendemain de partir de Nice et de laisser tout le monde s’arranger comme on le voudrait. N ne voulait pas entendre parler de mon départ, — alors j’exigeai que l’individu quittât la maison. Comme N craignait fortement un duel ou une rencontre sanglante, elle me dit que pour témoignage de ma réconciliation, de mon pardon, elle me demandait ma parole de ne pas le provoquer. Je donnai ma parole, mais à la condition qu’il quitte la maison. — Voilà ce que l’individu nomme ma «pression» et «l’abus de ma position». Certainement j’influençais — par mon dévouement, par mon amour; aussi, n’ai-je pas dit que j’étais indifférent, j’ai dit et je le répète — j’ai donné pleine liberté à tout le monde. Mettre des obstacles et convaincre — ce sont des choses très différentes. En ce moment-ci je vous influence…

Il faut vous dire que pendant tout ce temps l’individu se tenait caché dans sa chambre au deuxième et ne descendait plus ni au salon, ni à la salle à manger. Mais il m’expédia sa femme qui vint me faire la proposition la plus monstrueuse, avec cette dépravation naïve qu’on ne trouve que chez les Berlinoises. Elle me proposa de laisser partir N avec l’individu et de rester avec moi. J’ai répété pour la dernière fois que j’étais

247

prêt à partir, si N le désirait; aussitôt elle courut chez N. — Elle connaît la réponse et peut vous la communiquer; moi, je connais le résultat. — D’abord l’individu se refusa, joua encore une fois au suicide, me fit lire par sa femme qu’il était prêt à un duel à mort, mais qu’il ne tirerait jamais «contre un ami devant lequel il se sent coupable». Bientôt pourtant sa nature lymphatique et méticuleuse prit le dessus, et il s’en alla très bourgeoisement avec bagage, femme, bonne et enfants à Mentone, de là — à Gênes.

Il y avait quelque chose de tellement humuliant et ridicule dans cet Agar mâle avec son Ismaël de Berlin, piteusement chassés d’une maison qui leur avait donné l’hospitalité, que je ne fis aucune démarche ultérieure. Une tout autre question me préoccupait: je voulais approfondir le véritable état de l’âme de N. L’acte qu’elle venait de faire, était une compensation nécessaire à l’outrage qu’on m’avait fait subir. La passion pouvait prendre le dessus… quel était le moteur qui la faisait agir maintenant, — était-ce de l’abnégation, un sacrifice, un dévouement sans amour? et dans ce cas trouvera-t-elle assez de force, ne succombera-t-elle pas dans la lutte, et dois-je enfin moi-même accepter un pareil sacrifice? Après les premières semaines, où les conversations prenaient souvent un caractère fiévreux et sombre, je vis bientôt que ce n’était chez elle qu’un retour tout naturel vers l’amour qui l’avait guidé toute sa vie; elle rentrait dans son état normal, la passion passagère était une exception, — elle se sentait plus libre, elle rajeunit de cœur, après avoir secoué le joug d’un être exigeant, capricieux et qui n’agissait que par intimidation.

La conduite ignoble de l’individu éteignit bientôt les dernières traces de cette affection malheureuse. Dans toute la première lettre qu’il a adressée à N, il l’implorait de ne pas se justifier à ses dépens, de prendre tout sur elle; dans les suivantes recommencèrent les menaces de scandale, d’assassinat, et des propositions étonnantes, comme celle de la réhabiliter à mes yeux et de le prendre, comme instituteur, auprès de mes enfants. — N pensa qu’il ne fallait pas le pousser au désespoir et demanda mon autorisation à lui écrire quelquefois. Je dis que mon opinion était complètement contraire, mais qu’elle n’avait qu’à faire comme elle le désirait. — Cette correspondance qui passait par mes mains, a amené toutes les horreurs subséquentes. N lui fit la promesse d’un rendez-vous dans une année à condition qu’il n’abuse pas du droit de correspondance; cela ne fit qu’augmenter son intempérance épistolaire. N retira sa promesse et rompit enfin au mois d’août ou de septembre toute correspondance avec lui. Elle le méprisait, elle en était honteuse.

248

Il ne manquait qu’une chose pour couronner cette ignoble apparition, — il ébruita toute l’affaire, lui de son coté, et sa femme de l’autre. Et non seulement ils l’ébruitèrent, mais ils ajoutèrent des calomnies. — Jamais personne n’osa prononcer le nom de cet homme en ma présence, je me taisais avec cette religion du silence, qui n’a jamais eu place dans les âmes des bourgeois. Et voilà que tout-à-coup j’entends au mois de juillet à Genève de Mr Sasonoff que l’individu lui a tout conté. Cette bassesse inattendue m’attrista, je retournai à Turin triste et sombre. N qui vit par mes lettres l’état de souffrance dans lequel je me trouvais, accourut de Nice à ma rencontre et arriva le même jour que moi’à Turin. — Cette marque d’attention me toucha. C’est là que nous parlâmes pour la dernière fois de cette affaire. Nous nous reconnûmes encore plus. Oui, nous étions les mêmes, plus un souvenir terrible, une cicatrice profonde. Ces journées à Turin me rappelèrent notre brillante jeunesse; elles me rappelèrent notre vie à Vladimir. Oui, c’était un second mariage, un mariage plus profond, peut-être, que le premier: il se concluait avec plus de conscience, avec une parfaite connaissance de toute la responsabilité que nous contractions de nouveau l’un envers l’autre, en vue d’un passé qui a failli nous perdre et nous flétrir.

Скачать:TXTPDF

ne veux être libre que pour toi — nous sommes simples et ne pouvons pas rester avec toi». Expulsé de Paris, j'allais en juin 1850 à Nice. — C'était une