premier pas aura été fait.
En parlant de la convocation du Sobor, j’ai mentionné la tolérance religieuse; ceci demande quelques mots d’explication.
Nous avons près de 20 millions de dissidents, qui sont hors la loi; moins persécutés maintenant qu’ils ne l’étaient autrefois, ils ne sont toutefois qu’à peine tolérés. Il faut nécessairement qu’ils rentrent dans le droit commun. C’est la plus énergique, la plus saine partie de l’immense population agricole de la Russie, elle forme les 9/10 de la population entière. Aguerrie par une persécution séculaire, élevée dès l’enfance dans une lutte sourde contre l’ordre des choses existant, cette population qui n’a jamais rien cédé, a acquis avec des mœurs austères une volonté de fer. C’est de ce milieu que surgiront naturellement les véritables représentants des aspirations populaires. Ils n’ont jamais pactisé avec l’Empire, qu’ils méprisent comme allemand et détestent comme impur. Entraînés par des agents du gouvernement, quelques dissidents ont envoyé naguère des adresses de
dévouement à l’Empereur; ils ont fait un faux pas en vue de quelques concessions; la félonie était
gratuite, le gouvernement n’a rien fait pour eux.
Les dissidents doivent apporter l’idée nationale, le génie populaire, la tradition, la coutume du peuple dans le grand concile, et y rencontrer des représentants énergiques de l’idée contemporaine et de la science. Le milieu qui fournira ces représentants est tout fait, c’est un milieu mélangé, dans le genre de ce qu’on appelait du temps de Louis-Philippe les «capacités». Tout y entre: de la petite noblesse, des officiers, des licenciés des écoles supérieures et une classe qui n’existe nulle part excepté en Russie, les fils de prêtres, classe très instruite, très émancipée et détestant, en raison de sa position, la noblesse et l’arbitraire. A côté de cette classe viennent les fils des petits employés civils, ayant une noblesse personnelle; pauvres, méprisés en haut, redoutés en bas, ils ont beaucoup à haïr, beaucoup à envier, beaucoup à se faire pardonner, et rien à perdre.
La noblesse, comme classe, perd toute signification; elle n’a qu’à se fondre avec le peuple par son rez-de-chaussée et à laisser dépérir ses cimes et ses hauteurs au Palais d’hiver, dans une fainéantise majestueuse et dans la domesticité galonnée. Depuis l’émancipation, la noblesse a perdu sa base, sa force et sa raison d’être. Elle le sent si bien elle-même que la noblesse de provinces entières (par exemple celle de Tver) a sollicité de l’Empereur
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comme grâce le droit de déposer des privilèges absurdes et qui entravaient tout rapport avec les autres classes. L’Empereur a refusé; pour quel motif? Certes, il est le premier à l’ignorer. Avoir une noblesse, est devenu une habitude au palais de Saint-Pétersbourg.
Le gouvernement, voulant à toute force paralyser le mouvement, a inventé les incendies politiques et exaspéré les étudiants, pour avoir tant soit peu le droit d’échanger son libéralisme frelaté en une réaction ouverte. C’est alors qu’il a commencé l’achat en grand des journalistes et des folliculaires, et fait courir le bruit que dans un profond secret il élaborait lui-même des projets de réorganisation qui ne tendaient à rien moins qu’à nous doter de libertés à la française et d’institutions à l’autrichienne. Les faibles, les hommes en quête d’un prétexte honorable pour s’abriter sous le patronage d’un gouvernement en gardant les apparences du libéralisme, furent seuls dupes de cette comédie. Cependant, des feuilles clandestines, déchirant les ténèbres comme des éclairs sans tonnerre, présageaient l’orage et témoignaient de la tension électrique de l’atmosphère.
Avant d’aller plus loin, je vous demande la permission de résumer notre position, d’indiquer encore une fois nos espérances, nos aspirations.
Peuple de paysans, nous tendons au développement de la commune rurale telle qu’elle existe, avec sa loi agraire, sa solidarité, son autonomie; nous aspirons à étendre le principe électif à tout le système administratif et judiciaire au delà des limites de la commune, du canton et de la province; nous voulons faciliter la liquidation d’une noblesse parasite et nuisible, nous voulons l’anéantissement d’un gouvernement antinational et antihumain.
Minorité d’hommes indépendants, sans tradition obligatoire, libres de tout héritage à respecter, de tous les venerabilia des vieilles civilisations, n’ayant rien à garder, nous acceptons sans hésitations, ni ménagements, tout ce que nous donne la révolution de l’Occident, et nous recueillons comme un legs précieux son idée socialiste et son rêve d’indépendance morale.
Nous disons avec le paysan: «Pas de liberté sans terre»; et nous y ajoutons: «Pas de terre garantie sans la liberté».
Notre drapeau est très prosaïque. Les âmes sensibles, les esprits idéalistes y trouvent du matérialisme. Nous le savons bien. Nous savons aussi par le triste exemple que nous donne l’Occident, ce que vaut la liberté, qui, comme un aérostat, n’a pour elle que le ciel bleu sans point d’appui matériel. Il y a un an, je disais à nos amis, les officiers russes en Pologne: «Les premiers Slaves qui se soulevèrent, les Taborites, avaient sur leur drapeau le Calice de vin. Nous, nous aurons l’autre partie de l’Eucharistie,
le Disque de pain! C’est bien pauvre, mais la Camicia rossa n’est ni la toge romaine, ni la pourpre doublée d’hermine. Le peuple est poète, mais il n’est pas idéaliste».
C’est au milieu de ce double travail de formation et de décomposition, au milieu de la fermentation produite dans les profondeurs de la vie populaire, d’un côté par l’émancipation des paysans et de l’autre par un commencement d’organisation et de concentration des forces de la minorité; c’est enfin au milieu de la plus grande confusion politique et des hésitations du Palais d’hiver entre le libéralisme et le despotisme, entre les réformes et le statu quo, que la révolution polonaise nous a surpris.
Cette révolution loin de nous être favorable a été plutôt un malheur pour nous, et les journaux soudoyés par le gouvernement russe, ont été les seuls à nous accuser d’avoir affirmé que tout était prêt en Russie dans le but d’accélérer le mouvement polonais. Nous savions que rien n’était prêt, qu’il n’y avait que des germes, que l’association des officiers russes ne faisait que commencer 9[9].
Nous aurions donné notre sang pour pouvoir arrêter le mouvement pendant une année ou deux. Mais que pouvions-nous faire? Certes, ce n’est pas le recrutement seul qui a produit le soulèvement; le recrutement a été la goutte qui fait déborder le vase, le chapeau de Gessler, l’outrage des Vêpres siciliennes; il était presque impossible de ne pas se soulever contre cette chasse aux hommes. Les Polonais étaient seuls juges de l’opportunité de l’insurrection; et nous, nous devions accepter leur décision et nous mettre du côté de la justice et de la liberté.
C’est ce que nous avons fait. Et lorsqu’une minorité généreuse d’officiers russes nous a demandé notre avis sur ce qu’il y avait à faire en cas d’insurrection en Pologne, nous n’avons pas hésité à leur dire que mieux vaut abandonner les rangs, se faire tuer, passer dans le camp opposé, que de combattre contre la Pologne, qui a vis-à-vis de nous plus que le droit historique, plus que le droit du martyre et de l’héroïsme, le droit à la réparation. En ce qui nous concerne nous n’avons manifesté qu’un seul désir, c’est que la révolution polonaise acceptât notre principe agraire, c’est que cette guerre commencée pour l’indépendance
9[9] Le gouvernement russe, après avoir fusillé Arnholt, Slivitzky, Rostkoffsky, après avoir envoyé aux travaux forcés le colonel Krassowsky, l’officier de la garde impériale Obroutcheff et une dizaine d’autres officiers, persiste à nier et l’existence du comité des officiers et l’authenticité de l’adresse que nous avons imprimée. Or, le porteur de l’adresse, membre du comité des officiers russes, qui est venu à Londres, André Potebnia, a péri en combattant dans les rangs des Polonais à la Pieskowa Scala. Est-ce que le gouvernement niera aussi le corps de ce jeune héros et de tant d’autres qu’il connaît si bien?
d’un peuple proclamât la liberté des provinces. Avec ce drapeau, les Polonais avaient à faire au tzar et non au peuple.
Lorsque l’insurrection éclata, l’opinion publique en Russie était plutôt favorable aux Polonais, et le peuple restait parfaitement indifférent. Le gouvernement s’évertua à exciter les passions les plus haineuses que puisse enfanter un nationalisme exclusif, tantôt mettant en avant des exagérations et des calomnies, tantôt envoyant une nuée d’agents du ministère de l’intérieur pour obtenir des adresses de dévouement, tantôt effrayant le peuple par la perspective d’une guerre avec l’Europe entière. Dans cette tâche honorable, le gouvernement ne tarda pas à trouver un auxiliaire excellent et peu coûteux: une littérature entière, composée de chevaliers d’industrie vendus, un journalisme salarié et protégé par la censure contre les attaques de deux ou trois feuilles indépendantes, tels furent les guides de l’opinion publique. Les agents du gouvernement travaillaient le peuple, les chevaliers d’industrie littéraires se chargèrent de l’éducation des classes civilisées.
Nous savions, et le gouvernement le savait mieux encore, qu’il serait difficile d’entraîner le peuple russe à des sentiments d’exaspération contre la Pologne et les Polonais. Il comprit comment il fallait poser la question. Avec l’invention d’une Saint-Barthélémy, on n’allait pas loin. C’était bon pour le soldat auquel en même temps on permettait de piller. Pour le peuple il fallait autre chose. Le gouvernement fit passer la révolution polonaise pour hostile aux paysans, pour hostile à l’église grecque, en un mot pour une révolte de nobles et de prêtres catholiques. Se posant ainsi en champion des masses et en défenseur de la religion grecque, il faisait semblant d’être plus révolutionnaire et plus démocrate que la révolution et la démocratie.
L’empereur Alexandre II est allé à Nijni-Novgorod, et là, agenouillé près de la tombe de Minine, l’héroïque citoyen qui, en 1612, souleva la Russie contre les Polonais maîtres de Moscou, il a prié Dieu de le soutenir contre l’ennemi, c’est-à-dire contre «quelques centaines d’insurgés sans armes et déjà dispersés», à en croire les journaux russes.
Il est bien dommage