le 3 avril, au soir; je voulais le voir avant qu’on eût le temps de l’entraîner dans la trombe qu’on lui préparait, de l’influencer, de l’harasser, de le fatiguer.
Je le voulais premièrement parce que je l’aimais et que je ne l’avais pas vu depuis près de dix ans. Déjà en 1854, c’était pour moi un personnage pris d’emblée dans un volume de Plutarque ou de Cornelius Nepos; — depuis, il a dépassé beaucoup de ces héros; depuis, il est devenu le «uncrowned king» des peuples, leur saint, leur légende et cela de l’Espagne jusqu’à l’Ukraine, de l’Ecosse jusqu’à la Serbie; depuis, il a vaincu une armée, un royaume avec une poignée de volontaires, et donné la liberté à deux pays; après quoi on l’a congédié, comme on congédie un postillon après la course; depuis, il a été vaincu… et de même qu’il n’avait rien gagné par la victoire, il n’a rien perdu par la défaite, au contraire, elle n’a fait que redoubler son prestige. Le sang de sa blessure — faite par les siens — l’a soudé plus intimement aux peuples; il était leur héros, il est devenu leur saint, leur martyr, une auréole est venue éclairer ses lauriers. Je voulais voir s’il était toujours le même brave et bon capitaine du Common Wealth, que j’avais vu en 1854 dans les «Indian Docks» — il rêvait alors à une émigration flottante sur l’Océan, prête à débarquer partout où les peuples pourraient en avoir besoin, et me régalait, venant de Boston, d’un certain vin de Nice qu’on nomme bellet.
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Ensuite, je voulais le voir pour lui parler des absurdités que faisaient à Londres une partie de ses adorateurs, qui, lui préparant d’une main des arcs de triomphe, s’évertuaient de l’autre à attacher Mazzini au pilori. J’étais sûr qu’il ne connaissait pas les détails de la chasse qu’on donnait à Stansfeld et du mal que faisaient les libéraux pauvres d’esprit en soutenant les tories qui, dans cette question, avaient un but tout autre — et nommément celui de renverser un ministère sans caractère et bigarré, par un ministère sans dents et enveloppé dans de vieux lambeaux armoriés.
Je partis donc le 4 avril.
J’arrivai à Southampton quelques moments après le départ de Garibaldi pour l’Ile-de-Wight, où il allait passer quelques jours chez le membre du parlement Seelly, à Brook-house. On voyait encore dans les rues les restes de la fête; des drapeaux, des ornements, des groupes assez nombreux, beaucoup d’étrangers.
Sans m’arrêter je partis avec le premier bateau pour Cowes. Sur le bateau, comme dans les hôtels, tout parlait de Garibaldi, de sa réception, de sa chemise rouge; on racontait comme quoi, en descendant du bateau, il salua les matelots qui étaient rangés sur son passage, fit un pas et, se tournant tout à coup, alla donner une poignée de main à chaque matelot. Par ce seul fait, il a complètement gagné le cœur du bon sailor anglais.
J’arrivai à Cowes vers 9 heures du soir. — C’était la première soirée tiède de 1864, la mer endormie remuait ses vagues avec paresse, on voyait paraître et disparaître la phosphorescence et on respirait l’air imprégné d’iode et d’autres exhalaisons de la mer suaves comme l’odeur du foin. Au loin on entendait une musique de bal venant d’un casino; tout avait un air de fête…
Pourtant lorsque le lendemain à six heures du matin j’ouvris ma fenêtre, je m’aperçus bien que j’étais en Angleterre; la mer, la terre, le ciel, la perspective, tout avait disparu, on ne voyait qu’une masse grisâtre légèrement rayée par une plue fine et inexorable qui semblait vous dire avec toute l’obstination britannique: «Vous pensez peut-être que je cesserai bientôt; eh bien, vous êtes dans l’erreur la plus profonde, je ne cesserai pas!» Je partis sous cette douche, à 7 heures du matin, dans une calèche à demi-couverte pour Brook-house.
Ne voulant pas entrer en longs pourparlers avec les valets, qui en Angleterre ne se distinguent pas par une trop grande sagacité, quoiqu’ils soient très avares de politesse, j’envoyai ma carte et une lettre de Saffi au secrétaire de Garibaldi, G. Guerzoni. Il vint à l’instant, m’amena dans sa chambre et alla prévenir Garibaldi. Un instant après j’entendis une marche inégale et le bruit d’une canne, il ne voulait pas m’attendre et venait lui-même en demandant: «Où est-il? Où est-il?». J’ouvris une porte
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qui donnait dans un large couloir et me trouvai face à face avec Garibaldi. Il était là me regardant avec sérénité et me disant: «Oh que je suis content de vous voir ainsi, plein de force, plein de santé, — vous travaillerez encore!» Il m’embrassa. «Où voulez-vous aller? C’est la chambre de Guerzoni, là- bas est la mienne», — et il s’assit sur une petite chaise.
C’était mon tour de l’examiner. Il était revêtu de son costume que tout le monde connaît d’après les gravures, les statuettes, etc., c’est-à-dire qu’il portait sa camicia rossa en laine et par dessus un manteau d’une coupe originale et se boutonnant sur toute la poitrine; il avait au cou un foulard noué à la manière des matelots. Le tout lui allait parfaitement bien. Il avait beaucoup moins changé dans ces dix années que je ne m’y attendais. Tous ses portraits, toutes ses photographies rendent très médiocrement ses traits; on le représente trop vieux, trop noir, l’expression de sa figure manque complètement. Et pourtant tout le secret non seulement de ses traits, mais de sa force, y est gravé. Nous voulons parler de cette force d’attraction qu’il a constamment exercée sur tout ce qui l’entourait, sur une poignée de pêcheurs de Nice, sur l’équipage d’un vaisseau, sur un drapello de Guerrillas à Montevideo, sur une armée de volontaires en Italie, sur des masses de peuple, sur des continents entiers.
Chaque trait de son visage, qui, loin d’être régulier, rappelle plutôt le type slave que le type italien, est pénétré d’une bonté si simple, si sympathique, si touchante, si dévouée, respire une telle bienveillance, qu’il est impossible de ne pas aimer cet homme, si l’on n’a pas de parti pris ou si l’on ne reçoit pas d’appointements d’un gouvernement quelconque. La même chose dans son regard, dans son sourire, dans le timbre de sa voix. Pourtant la bonté est loin d’absorber toute l’expression de ses traits comme de définir tout son caractère; on sent que sous cette bonté, il y a une indestructible puissance morale, un dévouement sans bornes, et à côté de son abandon, un certain retour mélancolique et triste sur soi-même. C’était la première fois que je remarquais en lui cette nuance de tristesse.
Par moment la conversation s’arrête, des pensées passent rapidement sur ses traits, comme des nuages sur la surface de la mer — est-ce la crainte de la mission qui lui est dévolue, du sacre populaire, de la tâche à remplir, qu’il n’a plus le droit d’abdiquer? Est-ce un doute, une réminiscence de tant de trahisons, de tant de chutes, ou une tentation d’amour-propre, de gloire, de puissance? Non, sa personnalité s’est fondue dans l’œuvre qu’il accomplit, elle s’y est perdue. Je suis sûr que de pareils traits, de pareils pressentiments de souffrance se voyaient sur la figure de Jeanne d’Arc et de Jean de Leyde.
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Tous trois ils étaient du peuple et n’avaient pas rompu avec les intuitions mystérieuses. Il y avait du fatalisme dans leur foi, et le fond du fatalisme est profondément triste. «Que ta volonté s’accomplisse, je n’y suis pour rien», dit par tous ses traits la madone Sixtine, «que ta volonté s’accomplisse et non la mienne» dit avec une triste résignation son fils allant accomplir son sort.
…Garibaldi se souvenait des détails de sa visite à Londres en 1854, comment il avait passé chez moi une nuit, s’étant attardé pour retourner aux docks, comment il m’avait fait cadeau d’une photographie de mon fils qu’il avait fait faire chez Caldesi, sans en dire mot; je lui rappelai un dîner américain, auquel assistait Buchanan, toute l’ambassade américaine et nous autres, dîner qui a fait beaucoup de bruit alors et qui n ‘avait aucun sens.
— Je dois vous avouer, — dis-je enfin, — que je me suis hâté de vous voir avec une certaine arrière- pensée, j’avais peur que l’atmosphère anglaise, brumeuse comme toujours, ne vous permît pas de voir l’intéressant mécanisme d’une nouvelle pièce qu’on monte sur les tréteaux du parlement. Vous me donnez le droit de vous parler de tout ce que je veux, n’est-ce pas?
— Allez, allez, nous sommes de vieux amis, — dit-il en souriant.
Je lui racontai donc les débats et les journaux, les hurlements contre Mazzini, la torture parlementaire infligée à Stansfeld. Je lui montrai que les tories persécutaient dans cette question non seulement Mazzini, qu’ils confondent avec la révolution, non seulement Palmerston qu’ils voulaient abattre sur cette question, mais encore Stansfeld lui-même, c’est-à-dire l’homme jeune et capable, qui, sans relations aristocratiques et sans grande position dans la société, est parvenu à la place de lord de l’amirauté.
— On vous ménage encore, — lui dis-je, — ils n’osent pas s’attaquer à vous, et pourtant regardez avec quel sans-gêne on vous traite déjà. Hier en arrivant à Cowes, j’ai pris l’Evening Standard, je vous l’ai apporté. Cette feuille feint d’être assurée que vous comprendrez assez les devoirs que vous impose l’hospitalité anglaise pour n’avoir aucun rapport avec votre ancien collègue et pour vous abstenir d’une visite à Thurloe Square 35 (maison de J. Stansfeld). Il y a là une petite savonnade par anticipation au cas où vous comprendriez autrement vos devoirs.
— J’ai entendu parler de cela, donnez-moi le journal. Une de mes premières visites sera pour Stansfeld.
— Vous savez mieux que personne ce que vous devez faire, j’ai seulement voulu vous montrer les contours très