laids de cette intrigue, sous le brouillard qui l’enveloppera.
Garibaldi se leva: pensant qu’il voulait finir notre entrevue et me levant aussi, je commençai à lui souhaiter beaucoup de
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forces pour supporter l’ouragan d’enthousiasme qui l’attendait. «Non, non, — me dit-il, — ne me quittez pas encore, allons chez moi dans ma chambre».
Il boite visiblement, mais en général son organisme est sorti glorieusement de toutes les épreuves des derniers temps, de toutes les opérations chirurgicales et morales, de deux grandes blessures, l’une au pied, l’autre au cœur. Je marchais à côté de lui, et encore une fois je jetai un coup d’œil sur son costume. Rien de professionnel, de militaire, ni rien de bourgeois. C’est un costume très simple et très commode. L’absence de toute affectation dans la manière dont il le portait, coupait court à la pruderie des salons, aux observations critiques des précieux et des précieuses. Je doute qu’il existe un seul Européen, Garibaldi excepté, qui aurait pu imposer impunément sa chemise rouge aux palais de l’oligarchie anglaise.
Et il ne faut pas oublier que le costume de Garibaldi a une importance très grande, l’homme du peuple se reconnaît dans l’homme en chemise rouge. L’aristocratie, tenant la bride de son cheval, pense qu’elle le guide et surtout qu’elle l’éloigne du peuple; mais le peuple regarde la camicia rossa et sourit de contentement en voyant les ducs, les marquis et les lords en fonctions d’écuyers, de majordomes, de piqueurs et de chasseurs, auprès du grand plébéien en costume plébéien.
Les journaux conservateurs ont bien senti la portée du costume et pour amadouer l’effet immoral de la mise peu convenable de Garibaldi, ils ont fait passer son habit pour l’uniforme d’un volontaire de Montevideo. Pourtant depuis les guerres de Montevideo, Garibaldi a eu de l’avancement. Le roi, auquel il a donné deux royaumes, lui a donné le titre de général; pourquoi donc ne porte-t-il pas l’uniforme approprié à ce grade?
Et pourquoi enfin pense-t-on que ce qu’il porte soit un uniforme?
Chaque uniforme est nécessairement orné d’un instrument homicide quelconque, d’un signe de puissance ou d’un souvenir de quelque haut fait sanglant. Garibaldi ne porte aucune arme, il ne craint personne et ne veut intimider personne. Il n’y a pas plus de militaire en lui, que de bourgeois ou d’aristocrate. «Je ne suis pas un soldat, — disait-il aux Italiens qui lui offraient une épée d’honneur. — Je n’aime pas le métier de soldat, j’ai vu ma maison paternelle envahie par des brigands, et je me suis armé pour les chasser. Je suis ouvrier, je descends d’ouvriers et j’en suis fier».
Il faut ajouter à cela qu’il n’a non plus rien de la rudesse plébéienne, ni d’un démocratisme étudié. Ses manières sont très douces. Italien et popolano, il représente sur le sommet social, non seulement un homme du peuple fidèle à son origine, mais
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l’homme esthétique fidèle à sa race; son manteau boutonné sur la poitrine et aux larges plis, est plutôt le pallium d’un grand prêtre que le manteau militaire. Lorsqu’il lève le bras tout le monde attend une bénédiction et non le geste impératif d’un ordre.
Lorsque nous fûmes dans sa chambre, Garibaldi commença à parler des affaires de la Pologne; il parlait avec admiration du courage, du dévouement des Polonais: «Commencer une guerre sans armes, sans organisation, sans argent, sans frontière découverte, sans appui, et continuer plus d’une année, — je m’incline devant ces héros. Je pense qu’un mouvement en Gallicie les sauvera et j’ai raison de supposer que ce mouvement aura lieu».
Il s’arrêta, et voyant que je ne disais rien, il ajouta: «Et aussi en Hongrie. Vous n’y croyez pas à ce qu’il paraît?
— Pardon, mais je l’ignore.
— Et peut-on s’attendre à quelque mouvement en Russie?
— Pas le moins du monde. Depuis que je vous ai écrit ma longue lettre10[10] au mois de novembre, rien n’a changé. Le gouvernement se sentant soutenu par l’opinion ne s’arrête devant rien, va dans le sang et les atrocités, et méprise l’Europe; le peuple se tait, il sent que les affaires de la Pologne ne sont pas ses affaires; nous avons un ennemi commun, et c’est tout; nous plaignons les Polonais, nous les admirons, mais nous ne pouvons rien faire pour eux, notre chemin n’est pas le même, et de plus, nous avons beaucoup de temps devant nous, tandis qu’eux n’ont pas un jour à perdre».
La conversation continua encore quelques minutes dans ce genre, je remarquai dans le couloir des physionomies archi-anglaises passer et repasser, on entendait le frôlement des robes de dames. Je me levai. «Vous êtes pressé?» dit Garibaldi. «Non, mais je ne veux pas vous voler à l’Angleterre». — «Eh bien, au revoir, à Londres». — «Certainement, est-il vrai que vous deviez vous arrêter chez le duc de Sutherland?
— Il m’en a tant prié.
— Dans ce cas, je viendrai chez vous poudré, pour faire accroire aux domestiques de Stafford-house que j’ai un laquais».
Guerzoni vint prévenir Garibaldi de l’arrivée du poète lauréat Tennison avec son épouse. C’étaient trop de lauriers, je partis pour Cowes, la pluie continuait toujours.
10[10] Voir l’appendice.
Changement de décorations, et continuation de la même pièce. Il fallait attendre plus de deux heures le bateau pour Southampton. J’entrai dans le premier hôtel venu en attendant le dîner et je me mis à lire le Times. La première chose qui me
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frappa fut la démission de Stansfeld! Le vieil Abraham de soixante-quinze ans, qui a eu un petit procès avec une petite Agar l’année passée, a donc immolé son Isaac de Halifax! Et cela au moment où l’Angleterre commençait sa réception de Garibaldi. En parlant à Garibaldi, je n’ai pas songé à cela. Que Stansfeld eût donné sa démission pour la seconde fois, cela ne m’étonnait guère; en face d’un renouvellement d’attaques inouïes dans la vie parlementaire d’Angleterre, il n’avait pas le choix. Il devait dès le commencement se poser fièrement et renoncer à sa place de lord. Mais qu’a donc fait Palmerston… et qu’est-il venu balbutier dans son discours, sur le dévouement pour le magnanimous ally, et les soins à prendre pour la conservation de ses jours précieux?
C’était une journée de Magenta.
Je demandai une feuille de papier et j’écrivis une lettre à Guerzoni, avec toute la fraîcheur d’une indignation récente. Je le priai de lire à Garibaldi ma lettre et le Times; cette apothéose de l’un des grands lutteurs de l’Italie à côté de cet anathème lancé contre l’autre, me mit en fureur. J’ai 52 ans, lui disais-je, mais je vous assure que j’ai les larmes aux yeux en pensant à cette injustice flagrante! Quelques jours avant mon départ j’ai été voir Mazzini. Cet homme a beaucoup souffert, c’est un vieux et vigoureux gladiateur qu’il est impossible de plier ou de fatiguer, il a de fortes épaules pour porter les plus grands fardeaux. Il a le courage de sa religion. Et pourtant il était triste et abattu de ce qu’on le choisit pour champ d’une bataille qu’on livrait à son ami. Ses traits graves et sérieux, ses yeux étincelants étaient devant moi lorsque j’écrivis la lettre.
Ayant terminé ma lettre, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Un jeune homme très blond et portant une petite moustache, en paletot bleu et très court, comme les marins en portent ordinairement, était assis près de la cheminée. Il se donnait beaucoup de peine pour tenir ses jambes à l’américaine, c’est-à-dire au niveau de ses oreilles; sa manière provinciale de parler avec une extrême vitesse et un accent peu intelligible pour moi, me confirmèrent dans l’idée que c’était un officier de marine en ribote. Je cessai de m’occuper de lui, d’autant plus qu’il ne s’adressait pas à moi, mais au domestique. Notre connaissance se borna à un mouvement de tête de sa part lorsque je lui rapprochai le sel.
Bientôt un homme assez âgé vint le rejoindre; très brun, habillé de noir et boutonné jusqu’à l’impossible, il avait cet air de démence spéciale que donnent aux hommes une connaissance longue et intime avec le ciel, et l’exaltation religieuse passée en habitude.
C’était probablement un ami du marin et il n’était venu que pour le voir. Après deux ou trois mots, il commença à prêcher.
«Oui, — dit-il, — oui, j’ai vu Gédéon… et je me suis humilié devant lui. J’ai vu le glaive dans la main du Seigneur, et mon âme s’est attendrie. Il a choisi David pour confondre Goliath. Le bon peuple anglais, ce peuple si chrétien, le comprend, et c’est pour cela qu’il le reçoit comme la fiancée de Libanon».
La porte s’ouvrit toute grande et, au lieu de la fiancée de Libanon, entrèrent une dizaine d’Anglais, très graves, et parmi eux lord Shaftsbury, Lindsay et autres. C’était la députation officielle de Londres qui allait chez Garibaldi pour l’inviter. Le prédicateur s’arrêta, mais le marin se rehaussa fortement à mes yeux par l’expression de dédain superbe et de haine manifeste avec laquelle il regarda le «respectable peuple» qui venait de s’attabler avec nous.
Je me tournai vers lui et je lui demandai s’il suffirait d’écrire sur ma lettre: «Brook-house» pour qu’elle y parvînt. Il me répondit affirmativement. Entendant notre courte conversation, un des membres de la députation me dit: «Nous y allons à l’instant même, votre lettre arrivera avant la poste si vous voulez me la confier». Je lui donnai ma lettre.
Il faut le dire à l’honneur de l’Angleterre, un incident pareil n’est possible qu’en Angleterre. Sur le continent, il y a peut-être beaucoup d’hommes obligeants pour faire une proposition semblable, mais pas un homme assez courageux pour l’accepter. Je n’ai pas besoin d’ajouter que le lendemain j’avais déjà la réponse de Guerzoni.
Je quittai l’honorable société, occupée à vaincre un dîner détestable, et j’allai dans le «Smoking room». Le marin était là, et