l’homme noir pérorait déjà. Le marin s’adressa à moi et me dit: «Eh bien! que dites-vous de ces figures? c’est à crever de rire. Eux, allant à la rencontre de Garibaldi, lord Shaftsbury allant l’inviter? Quelle comédie! Est-ce que ces gens-là ont jamais pensé à ce que c’est que Garibaldi?»
— C’est une arme entre les bras du Tout-Puissant, — interrompit le prédicateur, — c’est la fronde de celui qui n’a ni temps, ni espace, et c’est pour cela qu’il le glorifie et lui laisse toute sa sainte simplicité.
— Tout cela est parfait, — reprit le marin, — mais je demande pourquoi ces gens vont à Brook- house? S’il s’agissait de prendre part à la construction de l’Alabama ce serait autre chose; laissez-le venir à Newcastle on Tyne, là il verra le véritable peuple anglais.
Ce n’était pas un marin, mais un constructeur de vaisseaux; il avait été longtemps en Amérique, connaissait bien les affaires du Sud et du Nord, en parlait beaucoup et ne voyait aucune issue à la guerre.
— Si Dieu a divisé un peuple, — dit le prédicateur, — s’il a poussé le frère contre le frère, il a ses vues, et si nous ne les comprenons
pas, il faut nous soumettre et avoir une confiance illimitée dans la sagesse providentielle, même lorsqu’elle punit.
C’est dans cette forme étrange que j’ai entendu formuler encore une fois dans ma vie la célèbre thèse de Hegel: «Tout ce qui existe est raisonnable» (Alles wirkliche ist vernünftig).
Après avoir cordialement serré la main au marin et à son sombre compagnon, je partis pour Southampton.
Sur le bateau à vapeur je rencontrai le publiciste Holyoak, qui ne vit Garibaldi que plus tard que moi: Garibaldi l’avait chargé d’inviter Mazzini et avait déjà télégraphié à ce dernier de se rendre à Southampton où Holyoak avait l’intention de l’attendre avec Menotti Garibaldi et son frère. Holyoak désirait vivement faire parvenir deux lettres à Londres le même soir, mais par la poste elles n’auraient pu arriver que le lendemain matin. Je lui offris mes services.
A onze heures du soir j’arrivai à Londres, je me commandai une chambre à l’hôtel d’York, près de la station de Waterloo, et j’allai remettre mes lettres; la pluie n’avait pas encore cessé! A une heure et quelques minutes j’arrivai à l’hôtel, tout était fermé. Je frappai longtemps… Un ivrogne qui terminait sa soirée adossé à la grille d’un cabaret, me dit: «Ne frappez pas là, il y a une sonnette de nuit dans la ruelle»; j’allai où il me disait, je cherchai la sonnette de nuit et après l’avoir trouvée, je me mis à sonner. La porte ne s’ouvrit pas davantage, mais un homme à moitié endormi sortit la tête par une ouverture souterraine et me demanda brutalement ce que je voulais. — «Je veux une chambre». — «Il n’y en a pas une seule». «Mais j’en ai commandé une moi-même à 11 heures». — «On vous dit qu’il n’y en a pas une seule». — Et là-dessus il ferma bruyamment la porte de son souterrain sans même attendre les invectives dont j’allais certainement l’accabler.
La position n’était pas agréable; en effet trouver une chambre à Londres, à deux heures du matin, surtout dans cette partie de la ville, n’est pas chose facile. Je me souvins cependant d’un petit restaurant français et je m’y rendis.
— Avez-vous une chambre? — demandai-je au maître de l’établissement.
— Oui, j’en ai une, mais elle n’est pas très bonne.
— Montrez-la toujours.
temps de causer avec lui seul à seul, parce qu’il avait à me dire quelque chose de très grave.
Il avait dit vrai; en effet, sa chambre, loin d’être très bonne, était détestable. Mais je n’avais pas le choix, j’ouvris la fenêtre et je descendis un instant dans la salle commune. Quelques Français y jouaient encore aux cartes et aux dominos en criant et en buvant. Un Allemand, d’une taille colossale, que j’y avais déjà vu auparavant, s’approcha de moi et me demanda si j’avais le
— Assurément, j’ai le temps. Allons donc dans l’autre salle, il n’y a personne.
L’Allemand s’assit en face de moi et se mit à me raconter sur un ton tragique comment le Français, qui était son patron, l’avait trompé, comment il l’exploitait depuis trois ans et le faisait travailler trois fois plus qu’il n’était convenu en le leurrant de l’espoir qu’il le prendrait pour associé, et comment enfin, sans lui dire un traître mot, il était subitement parti pour Paris où il avait trouvé un autre associé. L’Allemand, en apprenant cela, lui avait écrit qu’il le quittait, mais son patron ne se pressait pas de revenir…
— Mais, — lui dis-je, — pourquoi vous êtes-vous fié à lui sans stipuler d’avance vos conditions par écrit?
— Weil ich ein dummer Deutscher bin.
— Alors, c’est différent.
— Je vais fermer la boutique et m’en aller.
— Prenez garde, il vous fera un procès; connaissez-vous les lois de ce pays-ci?
L’Allemand hocha la tête.
— Je voudrais seulement, — reprit-il, — le vexer comme il faut… Vous venez sans doute de chez Garibaldi?
— Oui, j’en viens.
— Eh bien, comment va-t-il? Ein famoser Kerl! s’il ne m’avait pas trompé pendant trois ans par ses promesses, j’aurais agi différemment… Je ne pouvais pas m’attendre à cela, non je ne le pouvais pas… Et sa blessure?
— Je crois que ce ne sera rien.
— Quel animal! Il ne fait semblant de rien et puis le dernier jour il me dit qu’il a déjà un associé… Je vous ennuie, n’est-ce pas?
— Pas le moins du monde, seulement je suis un peu fatigué, j’ai envie de dormir, je me suis levé à six heures, et il est maintenant deux heures passées.
— Que faut-il donc que je fasse? J ‘ai été bien content quand je vous ai vu entrer, ich habe so bei mir gedacht — der wird Rath schaffen. Alors, il ne faut pas fermer l’établissement?
— Non. Mais puisqu’il se plaît si bien à Paris, écrivez-lui demain ceci: «L’établissement est fermé, quand voulez-vous venir le recevoir?» Vous verrez l’effet de cette lettre, il laissera là sa femme et les tripotages de bourse, arrivera ici tout d’un trait et verra que l’établissement n’est pas fermé.
— Saperlotte! das ist eine Idee — ausgezeichnet, je vais écrire la lettre.
— Et moi, je vais dormir. Gute Nacht.
Je demandai une lumière. Le maître de la maison m’en présenta une lui-même et me dit qu’il avait besoin de causer avec moi. Je passais décidément à l’état de confesseur.
— Schlafen Sie wohl!
— Que voulez-vous? il est un peu tard, mais je suis prêt à vous écouter.
— Un mot seulement. Je voulais vous demander votre avis… si demain j’exposais un buste de
Garibaldi, vous savez, avec des fleurs, une couronne de laurier, cela ferait très bien, n’est-ce pas? J’ai déjà pensé à l’inscription… il y aurait Garibaldi-libérateur en lettres de trois couleurs.
— Pourquoi pas — ce serait très bien! Seulement l’ambassade française pourrait donner un conseil, celui de ne plus fréquenter votre établissement, et vous savez que les Français sont de bons clients pour vous, ils sont ici depuis le matin jusqu’au soir et même la nuit.
— C’est vrai… mais aussi, ce buste exposé à ma porte me fera gagner tant d’argent… après on l’oubliera…
— Prenez garde, — lui dis-je en me levant résolûment pour m’en aller, — ne parlez de cela à
personne, on vous volerait cette idée originale.
— Je n’en soufflerai mot à personne. Ce que nous venons de dire restera, je l’espère, entre nous. Je vous en prie même.
Ainsi s’est terminée ma première entrevue avec Garibaldi en 1864.
II
STAFFORD-HOUSE
Le jour de l’arrivée de Garibaldi à Londres je ne l’ai pas vu, mais j’ai vu la mer du peuple, les fleuves du peuple, de longues rues inondées d’hommes, des hommes sur les toits, sur les balcons, aux fenêtres, et tous ces hommes l’ont attendu cinq et six heures. Garibaldi est arrivé à la station de Nine Elms à deux heures et demie et n’est parvenu à Stafford-house qu’à huit heures et demie.
La foule anglaise est grossière; lorsqu’elle se réunit en grand nombre, il y a toujours des scènes révoltantes, des rixes d’ivrognes, un vol largement organisé. L’ordre a été parfait ce jour là, je ne me souviens que d’un seul procès de vol. La foule a compris qu’elle était plus que spectatrice, et s’est tenue en conséquence.
Passé le pont de Westminster, près du Parlement, la foule formait une masse si compacte, que la calèche, qui allait au pas, s’arrêta… l’immense procession avec les drapeaux, les musiques, s’avança seule; on monta sur les roues, on lui serra la main, on baisa le pan de son manteau, on cria «Wellcome!» «Sois le bienvenu!» On voulut dételer les chevaux et traîner la calèche. Une vague d’hommes succédait à une autre. La calèche faisait un pas en avant et s’arrêtait de nouveau.
La fureur, la rage des journaux conservateurs étaient légitimes. L’accueil de Garibaldi confondait toutes les règles de l’antichambre, de la hiérarchie, et constituait un exemple, un antécédent déplorable. Aussi les feuilles des trois empereurs et de l’impérial-torisme sortirent de toutes les limites, à commencer par les limites de la politesse; la tête leur tourna. Comment! L’Angleterre des palais, l’Angleterre des coffres forts, oubliant toute décence, fait cause commune avec l’Angleterre des ateliers, avec la mob, et cela pour aller à la rencontre d’un aventurier, d’un flibustier, d’un insurgé, qui aurait été pendu s’il n’eût réussi à être le libérateur de la Sicile et de Naples! Pourquoi, remarquait avec justice la France, pourquoi Londres n’a-t-elle jamais reçu avec tant d’enthousiasme le maréchal Pélissier ou le maréchal Mac-Mahon, dont la gloire était autrement pure?
Et le duc de Sutherland, avec madame la duchesse, le recevant au bas du vestibule de Stafford- house!.. Ici je tombe d’accord avec les feuilles du parti de l’ordre: qu’est-il allé faire dans Stafford- house?