Le peu d’importance politique du duc faisait, il est vrai, de son palais un hôtel pour Garibaldi, mais l’intrigue était nouée avant son arrivée, et a trouvé ensuite un sol trop propice. Le palais par ses murs, par ses livrées, par son atmosphère, éloignait Garibaldi de l’ouvrier et de ses amis restés fidèles à leur ancien drapeau.
La noblesse, la simplicité de Garibaldi renversaient constamment ces paravents qu’on relevait scrupuleusement le lendemain. Si Garibaldi ne se levait pas à 5 heures du matin, s’il ne recevait pas à 6, 7 heures, on ne pouvait le voir seul ou entre les siens; heureusement le dévouement ne peut se lever à Londres avant 8 heures et demie. Ce n’est que le jour de son départ que l’invasion des dames dans la chambre à coucher de Garibaldi a commencé avant huit heures. Un jour Mordini me dit en riant, après avoir attendu plus d’une heure pour parler à Garibaldi: «Il n’y a pas un homme au monde qu’on puisse voir plus facilement que le général, et auquel il soit plus difficile de dire un mot!»
En outre, l’hospitalité ducale était bien maigre. Le secrétaire, le docteur, les fils même de Garibaldi, ne trouvèrent pas place à Stafford-house et demeurèrent à Bath-Hotel. Pour bien apprécier cela, il faut voir l’édifice. On pourrait en cas de besoin y caser sans la moindre gêne pour le duc ni la duchesse, tous les cultivateurs ruinés et expulsés par le père du duc actuel, et il y en aurait beaucoup.
Les Anglais sont de très mauvais acteurs, et cela leur fait grandement honneur. Dès ma première visite à Garibaldi, la toile d’araignée dont on cherchait à l’entourer, me sauta aux yeux; autour de lui se remuait une nuée de factotums, de Figaros,
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serviteurs et surveillants. On se faisait impresario, butafor, souffleur, maître de police, maître de cérémonie, maître d’hôtel, intendant, commissionnaire… Comment résister en effet à l’honneur de
siéger dans les conciliabules des ducs et des lords, d’inventer avec eux des mesures pour prévenir le rapprochement de Garibaldi avec le bas peuple et l’excès d’intimité avec ses amis, d’ourdir avec les duchesses la toile d’araignée où devait se prendre le héros italien, et que le général boiteux rompait à chaque pas sans l’apercevoir.
Garibaldi va chez Mazzini. Que faire! comment le cacher! — Vite on assemble les Figaros, les crispins, les faquins, pour trouver un expédient. Ils peuvent en trouver vingt, cinquante. Le lendemain tout Londres lit dans les journaux: «Hier vers 2 heures le général Garibaldi a fait une visite à John France, demeurant Onslow terrace, Brompton». Pas un mot de mensonge. Les appartements garnis où demeure Mazzini sont tenus par John France. Ils sont bien adroits les factotums, «very clever».
J’étais présent lorsque Garibaldi a été chez Mazzini, et j’ai ri de tout mon cœur en voyant cette espièglerie de Figaro.
L’idée de renier Mazzini ne s’est jamais présentée à l’esprit de Garibaldi. Il pouvait y avoir entre eux une divergence sur les moyens d’action, sur l’opportunité, mais aucune quant au but. Pourtant Garibaldi pouvait partir de Londres sans avoir publiquement affirmé ses rapports intimes avec Mazzini. Les habiles ont escamoté jusqu’à sa visite. Pensant à tout cela, j’entrai chez un stationer et écrivis une lettre à Mazzini. Je lui demandais s’il croyait que Garibaldi accepterait une invitation de ma part, vu la distance de Londres à Teddington, lui disant que dans le cas affirmatif je serais enchanté de l’inviter avec Garibaldi et un cercle très restreint d’amis. Mazzini me répondit le lendemain qu’il en avait fait part à Garibaldi, que tous les deux acceptaient mon offre et viendraient pour un «lunch», peut-être dimanche: nous étions alors un vendredi.
Le samedi matin j’allai voir Garibaldi pour lui demander définitivement s’il voulait venir dimanche. Il n’était pas à la maison, mais il ne tarda pas à rentrer. Le vestibule était rempli d’une foule de la seconde puissance, qui entrait par protection des laquais du duc. Lorsque Garibaldi parut à la grande porte, les visiteurs se ruèrent sur lui et un vigoureux Anglais se saisit de sa canne, l’arracha et lui en donna une autre, en disant avec une énergie farouche: «Celle-là est meilleure, celle-là est meilleure». — «Je suis très content de la mienne… pourquoi donc…» dit Garibaldi, mais voyant que l’Anglais ne lâcherait pas sa canne sans une résistance acharnée il sourit, haussa un peu les épaules et s’appuya sur la nouvelle canne.
Lorsque nous fûmes au salon, j’entendis derrière nous, dans
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l’embrasure d’une fenêtre, deux hommes qui discutaient avec une grande animation. L’un était Guerzoni, l’autre un des impresario. Je n’y aurais pas fait attention, si je n’avais entendu ces mots: «Ma capite, Teddington c’est à côté de Hampton-Court; c’est impossible, c’est inadmissible, ce sont 16 ou 17 milles».
«De 12 à 13», — dis-je à haute voix, me tournant vers les interlocuteurs.
L’impresario se tourna immédiatement vers moi et me dit: «Mais 13 milles, ce n’est pas une plaisanterie, savez-vous combien d’invitations a le général pour dimanche? dans tous les cas il faut ajourner, il faut choisir une autre journée».
Guerzoni lui répondit brièvement: «Le général veut y aller et il ira».
Bientôt le tuteur italien fut renforcé d’un tuteur anglais, qui trouva que l’acceptation d’une invitation à Teddington serait un antécédent fâcheux. Voulant en finir avec cette discussion et leur faire sentir le peu de délicatesse qu’il y avait à la continuer en ma présence, je leur dis: «Messieurs, permettez-moi de finir votre altercation», et me tournant vers Garibaldi, je continuai: «Votre visite chez moi m’est très chère, elle à une signification toute particulière à l’époque actuelle si sombre pour la Russie; vous feriez cette visite non-seulement à moi, mais à tous nos frères et amis qui sont dans les prisons, au bagne. Je n’osais vous inviter à Teddington, sachant combien votre temps est pris. Sur un mot de Mazzini, vous m’avez fait dire que vous vouliez venir chez moi, et cette circonstance me rend encore plus précieuse votre visite. Je suis même persuadé que vous le désirez sincèrement, mais en vue de ces difficultés insurmontables, je n’insiste pas». — «Quelles difficultés?» — demanda Garibaldi. — «Je n’en sais rien, questionnez ce monsieur dont le nom m’est inconnu», et je le montrai du doigt.
L’impresario s’approcha et commença, avec cette volubilité italienne que tout le monde connaît, à expliquer qu’il était impossible d’aller à 11 heures à Teddington et d’être de retour à 3 h
— Rien de plus facile, — dit Garibaldi, — il faut partir non à 11 heures, mais à 10 ou 972 h
L’impresario disparut.
— Dans ce cas, pour ne pas perdre de temps, pour ne pas chercher la rue, la maison, je viendrai moi-même chez vous demain à 9 heures.
Je le quittai sur cette promesse.
La veille, il avait dit à Mazzini qu’il voudrait bien se rencontrer chez moi avec Ledru-Rollin; j’allai donc inviter celui-ci en sortant de chez Garibaldi. Il y avait environ un an que je n’avais vu Ledru- Rollin. Non pas qu’il y eût la moindre chose entre nous;
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pas le moins du monde, mais la vie de Londres et surtout dans les suburbs de cette ville immense, sépare les hommes sans qu’ils s’en aperçoivent, et d’ailleurs, nous avions peu de chose en commun dans notre activité.
Ledru-Rollin mène une vie très retirée, gardant toujours sa foi ardente à l’avènement très prochain de la République une et indivisible. Moi, j’ai le malheur d’en douter.
Il me reçut avec sa politesse ordinaire, mais refusa d’accepter l’invitation. Il serait certainement enchanté de se rencontrer avec Garibaldi, plutôt chez moi qu’ailleurs, mais comme représentant de la République française, comme ayant participé à la journée du 13 juin 1849, il ne pouvait le voir pour la première fois que chez lui. «Si par hasard des considérations politiques le forcent de ne pas montrer officiellement sa sympathie pour la République française, en faisant une visite à moi, à Louis Blanc ou à tout autre républicain français, moi, je ne m’en plaindrai pas, mais je déclinerai aussi toute entrevue. La République française n’est pas une courtisane à laquelle on donne des rendez-vous secrets. Oubliez pour un moment que vous m’invitez chez vous, et dites-moi franchement, trouvez- vous juste mon raisonnement?»
— Parfaitement. Vous me permettrez de répéter vos paroles à Garibaldi?
— Certainement.
La conversation changea de sujet, elle devint générale. Je vis encore une fois devant moi l’ombre de 1848 se dresser sous les traits de son grand tribun; il était devant moi tel que je le vis autrefois, quelques rides, quelques cheveux blancs de plus, c’est tout ce qui avait changé en lui. Même religion, même style, même tournure de pensée, mêmes espérances. «Les affaires vont très bien, l’empire est débordé; non seulement Paris, mais les départements lèvent la tête, l’opinion publique monte, — et il en est temps, etc., etc.».
Ainsi soit-il!
Le lendemain, dès mon arrivée à Londres, je commençai par prendre une grande voiture à deux chevaux. On verra que c’était parfaitement à propos. En entrant à Stafford-house je tombai sur l’impresario furioso, qui déclamait contre Teddington. — Est-il possible, — disait-il à Guerzoni qui ne l’écoutait pas, — est-il possible que les chevaux du duc puissent faire une telle course? on ne les donnera pas.
— Nous n’en avons pas besoin, j’ai en bas ma voiture.
— Et vous pensez que l’on peut être de retour à trois heures avec les mêmes chevaux!
— Ne vous inquiétez pas, si les chevaux sont fatigués, on en attellera d’autres.
Guerzoni commença à élever la voix et les expressions; son adversaire
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aussi. A ce moment, Garibaldi parut à la porte; il regarda l’un, regarda l’autre et dit avec un calme sérieux:
— Je crois qu’il est temps, je suis tout prêt. Pardon, un instant, j’ai là un ami qui