le barbare apparaît avec sa poitrine nue… tout honteux de ne pas savoir porter un habit — qui n’est pas fait pour lui, et qui a déjà été usé par d’autres!..
Le célèbre «grattez un Russe et vous trouverez un barbare» de m-me de Staël est parfaitement vrai. Pour qui la perte? je n’en sais rien.
Mais ce que je sais, c’est que l’Europe n’a pas de témoin plus importun qu’un Russe. L’étonnement offensant qui succède chez lui à l’étonnement d’admiration est un reproche; c’est comme un remords, c’est la conscience de l’Europe se réveillant.
En voici la raison: nous entrons en Europe portant dans notre âme son idéal à elle, qui est devenu notre dogme religieux, notre étendard. Notre connaissance de l’Europe est théorique, littéraire; nous la connaissons comme elle veut être connue, nous l’étudions d’après ses abstractions, purifiées et sublimées, d’après les pensées générales qui surnagent tranquilles et limpides, sur des abîmes sans fonds…
Ce côté lumineux est en effet très réel; mais ce n’est qu’un côté, c’est le seul quartier de la lune qui soit éclairé… malheureusement,
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la vie européenne a ses trois autres quartiers très obscurs. De loin, on ne les voit point; de près on les voit sans cesse.
Entre la réalité qui s’idéalise et la réalité qui se perd dans la boue des rues, — entre l’idéal politique, le desideratum littéraire, et la concupiscence des halles et des maisons, — il y a toute la distance qui a subsisté de tout temps entre le précepte de l’Evangile et la vie des peuples chrétiens, entre la morale prêchée et la conduite pratiquée. D’un côté ce sont des mots — de l’autre des actes; d’un côté des aspirations, de l’autre — l’usufruit, — d’un côté des méditations, de l’autre des jouissances, — d’un côté un parlage éternal, un éclairage à giorno — de l’autre tout se passe à l’ombre et en silence.
Certainement ce dualisme n’est pas volontaire; c’est le résultat d’une grande et longue existence historique. La vie s’est formée comme elle l’a pu, le mieux possible. Des dépôts de tous les siècles, des alluvions de toutes les nationalités se sont incrustés dans la manière d’être d’aujourd’hui; ils ont traîné après eux l’écume et la boue, les vices et les maladies héréditaires du temps de Rome et de tous les temps… Des séries de tous les peuples se sont exténuées et sont déjà mortes dans ce torrent de la vie occidentale qui charrie leurs os, leurs cadavres et conserve avec respect leurs pensées et leurs rêves.
C’est l’idéal qui surnage sur cette mer profonde et en éclaire la surface; c’est l’esprit de Dieu planant sur les eaux.
Mais les eaux ne se partagent pas.
On ne peut créer un monde nouveau que dans le chaos. Le vieux monde est encore trop bien organisé, il plaît trop aux uns, il est trop ignoré par les autres — il peut encore quelque temps traîner son existence divisée, contradictoire, paralysée.
Le Russe sent plus amèrement qu’un autre ce dualisme, non parce qu’il est étranger, mais parce que, en même temps, il l’est et ne l’est pas.
Un véritable étranger regarde les particularités d’une contrée avec curiosité, les étudie, les note avec sang-froid. Qu’est-ce que cela lui fait? Au fond il y est indifférent, il est étranger. C’est Bou- Maza regardant Paris de sa fenêtre aux Champs-Elysées; c’est un voyageur européen en Chine.
Le Russe, au contraire, est offensé dans son amour, il s’aperçoit
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qu’il s’est trompé, et il hait, comme les jalousies haïssent, pour le trop d’affection et de confiance qu’elles avaient eu.
Le Bédouin a son sol, son désert, sa tente, il y retournera, il s’y reposera. Le Juif — ce réfugié des époques siluriennes, ce proscrit diluvi testis — il a quelque part un tabernacle dans lequel repose sa foi — où il se réconcilie…
Jusqu’à ces derniers temps, le Russe a été plus pauvre que le Bédouin, plus pauvre que le Juif — il n’avait rien, aucune consolation, aucune réconciliation, et c’est peut-être par là qu’il faut comprendre le germe révolutionnaire en lui.
Le dualisme chez nous est plus flagrant, plus brutal, plus absurde et par cela même moins profond, et aussi moins supportable. Séparé de la vie populaire depuis un siècle et demi, le Russe civilisé est élevé non comme Russe, mais comme Européen. Son éducation à peine terminée, il se trouve face à face avec le monstre de la Russie officielle. Il est trop faible pour l’abattre, et trop homme pour pactiser. Il n’y a pas de transaction — il faut s’éloigner, s’abstenir — ou s’avilir pour toujours.
Se retirer — où? Peu nombreux sont ces élus qui peuvent calmer les cris du cœur par les orgies, le jeu et le tumulte extérieur — se retirer dans l’étude, c’est ce que la minorité civilisée fait en effet.
On étudie l’histoire, la grande épopée de la fin du XVIIIe siècle. Le culte de la Révolution française, c’est la première religion d’un jeune Russe; et qui de nous ne possédait pas, en cachette, les portraits de Robespierre et de Danton?
La seconde initiation c’est la science allemande. Et nous n’avions pas besoin des indiscrétions de Feuerbach pour comprendre que la philosophie de la religion était une oraison funèbre sur la tombe du christianisme.
De ce monde de l’histoire, de ce monde de la raison pure, le jeune Russe passe enfin en Europe; il y va comme les pèlerins allaient à Jérusalem — il y retourne plutôt. — Figurez-vous un Ostrogoth du IVe siècle allant à Rome, la Rome d’Héliogabale et Cie, pour y chercher la Cité de Dieu d’Augustin!
Les pèlerins du Moyen âge trouvaient au moins un cercueil vide; la Résurrection était de nouveau prouvée; le Russe trouve un berceau vide et une femme exténuée de ses couches… Est-ce
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que l’enfant est mort… Oui, — non, on n’a personne à qui le demander; les philosophes sont idolâtres, les révolutionnaires conservateurs!
Il prenait pour de l’or pur toute la partie décorative, hyperbolique de la chose, toute la mise-en- scène, — et voilà qu’il s’obstine, qu’il se révolte, il présente comme une lettre de change échue, les livres et les théories auxquelles il a cru sur parole, il exige la réalisation de ses illusions — on lui rit au nez, on le plaint — et il commence à s’apercevoir que les débiteurs sont insolvables. Leurs prétendues richesses n’étaient que des actions sur un capital futur, c’était le système de Law appliqué à la morale!
Mais où sont donc ceux qui nous ont guidés, nos prophètes, nos oracles, les forts, les sages, les chefs?
Ce sont les premiers insolvables. Le cœur leur a manqué à deux pas du bord. Eux, si braves, si dévoués, si persistants, ce sont des poltrons en logique; ils redoutent les conséquences extrêmes des principes pour lesquels ils avaient versé leur sang. Ils ont pris en pitié ce monde, — et pendant qu’ils essuient leurs larmes, — le monde futur leur échappe; il leur est pénible de détruire celui du passé, et presque tous ils se tiennent sur l’autre rive, là où il y a pour nos ennemis des palais et des églises, pour nous des gibets et des prisons…
Eh bien, nous voyons en cela le triste indice de l’arrêt d’impuissance, le signe de la mort; et nous l e voyons écrit de la même manière sur le front des saints martyrs, et sur le front des galériens des Tuileries…
— «Et ce sont des esclaves du tzar, qui apparaissent, Dieu sait pourquoi, perçant leur neige; ce sont les Russes qui prétendent voir ce signe!»
Ce n’est pas leur faute, s’il le voient.
Les barbares se sont distingués de tous temps par une excellente vue, et vous savez qu’Hérodote nous fait l’honneur de nous appeler le peuple aux yeux de lézard.
Permettez-moi de citer ce que j’écrivais en 1851 à J. Michelet dans une lettre publiée à Nice (Le Peuple russe et le socialisme) et dont l’édition m’a été soustraite par la douane française de Marseille, de manière qu’il n’en reste pas un exemplaire:
«Le Russe émancipé est l’homme le plus indépendant de l’Europe. Qu’est-ce qui pourrait l’arrêter? serait-ce le respect pour son passé?.. mais l’histoire de la Russie nouvelle ne commence-t-elle pas par une négation absolue de la nationalité et de la tradition?
Serait-ce cet autre passé indéfini, la période de Pétersbourg peut-être? Ah! Celui-là ne nous oblige à rien; „ce cinqième acte d’une tragédie sanguinaire jouée dans un lupanar» nous émancipe, mais il ne nous impose aucune croyance.
D’un autre côté, votre passé à vous, occidentaux, nous sert d’instruction, et voilà tout; nous ne nous considérons nullement comme les exécuteurs testamentaires de votre histoire.
Vos doutes, nous les acceptons; votre foi ne nous émeut pas: vous êtes pour nous trop religieux. Vos haines, nous les parta geons; votre attachement pour l’héritage de vos ancêtres, nous ne le comprenons pas; nous sommes trop opprimés, trop malheureux pour nous contenter d’une demi- liberté. Vous avez des ménagements à garder; des scrupules vous retiennent; nous autres, nous n’avons ni ménagements, ni scrupules, mais la force nous manque pour le moment.
C’est de là, monsieur, que nous vient cette ironie, cette rage qui nous exaspère, qui nous mine, qui nous pousse en avant, qui nous conduit quelquefois en Sibérie, à la torture, en exil, à une mort précoce. L’on se dévoue sans aucun espoir; par dégoût, par ennui… Il y a quelque chose d’insensé dans notre vie, mais rien de banal, rien de stationnaire, rien de bourgeois.
Ne nous accusez pas d’immoralité parce que nous ne respectons pas ce que vous respectez. Depuis quand reproche-t-on aux enfants trouvés de ne pas vénérer leurs parents?
Nous sommes libres, car nous commençons par nous-mêmes. Le traditionnel est nous, c’est notre organisme, c’est notre nationalité; ils sont inhérents à tout notre être; c’est là notre