Le suffrage universel est aboli, et pas un homme ne s’est levé. Le peuple est resté dans le calme «majestueux et imposant» qu’on lui prêchait tant, calme, dans lequel reste un homme dévalisé au milieu d’un chemin désert, content de n’être pas assassiné ni estropié.
Mais les hommes frappés d’espérances à perpétuité me rient au nez… «Vous n’y comprenez rien, le gouvernement est tout proche de sa chute… regardez, regardez comme il se penche!.. »
Je regarde… Le gouvernement devient de plus en plus stable…
— Mes amis, — leur disais-je, — il tombera, pas le moindre doute; tout passe dans ce monde, et la passion du changement est le bon génie de la France… Mais ce n’est pas par vous ni pour vous que le régime actuel tombera. Le peuple n’est ni pour le gouvernement ni pour vous. La lutte entre les formes gouvernementales ne l’intéresse pas. Il vous suffit, à vous, d’avoir les mots; le peuple ne désire que les choses, votre liberté formaliste ne le tente pas. Le peuple n’est pas avec vous parce que vous devez être avec lui. Vous devez enfin sérieusement l’étudier — non dans les livres mais dans les chaumières, — et non lui — donner son sang pour des essais de révolution expérimentale. Il faut abandonner la vieille routine… ou être prêt à passer à l’état d’anachronisme vivant, de revenants, de rareté historique, paléontologique — comme les légitimistes, les jésuites et autres fossiles.
— Il est beau d’espérer… mais il est diablement utile d’analyser!
Mais je quitte mes amis… pour ajouter encore quelques mots sur Paris.
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Il est difficile de s’imaginer de loin ce qui se fait ici. Aucune de ces petites, pauvres garanties, données par le code à l’individu n’existe plus; une terreur policière domine la ville, une terreur féroce et hypocrite qui se tient dans les ténèbres, qui se cache derrière le mur, qui écoute derrière la porte. Les secrets de famille, les confidences amicales, tout tombe dans les mains sales des laquais de l’inquisition laïque. On fait des perquisitions on emporte les papiers — on ne restitue que les notes des tailleurs et des bottiers.
On craint tout le monde… On craint les portiers, les commissionnaires, ses domestiques et les trois quarts de ses amis. Les uns dorment ailleurs que chez eux; d’autres portent toujours un passeport visé pour quelque pays libre. Au coin des rues rôdent des figures patibulaires en redingote qui n’est pas faite à leur taille, en chapeau râpé, avec une moustache militaire. Ces êtres reconduisent les passants par leur regard, les suivent, les montrent à d’autres… Ce sont les anges gardiens de la société!
Le soir, des bandes d’espions vont à la chasse des journaux qui n’ont pas l’autorisation de la vente dans les rues. Par de petites ruses, en se parjurant, en mentant, ils parviennent à acheter un numéro de L’Evénement… Ils sifflent alors et d’autres en <...>354[354] sieurs embarqués s’élancent sur la petite boutique ou sur la table d’étalage — tout est déchiré, brisé… Une vieille femme, qui perd là son dernier avoir, se lamente, pleure; on la traîne, on la bouscule, on la maltraite et on l’amène à la préfecture avec un enfant demi-nu, qui n’a rien mangé et sur lequel on a trouvé pour trois sous d’Estafette. Les passants regardent ces scènes dégoûtantes en se taisant… et vont leur chemin, heureux de ne pas être compromis… Tout à fait comme à Varsovie après le triomphe de l’ordre ou à Pétersbourg où l’ordre triomphait toujours.
Et qui est-ce donc celui qui fait to<...>355[355]
Une société anonyme d’intrigants po
West-french company!
Dans une tyrannie — sans tyran — il y a quelque
Cette «Gallican-exploration company» a un chef central de la police — un commissaire des commissaires, un homme qui a obtenu 6.000.000 de votes en mémoire de ce que son oncle opprimait pendant 15 ans le même peuple et parsema les champs de
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l’Europe entière de cadavres français pour faire possible la rentrée des Bourbons.
Mais le président n’est pas la cause du mal, il en est le résultat. Le principe morbifique est ailleurs, et d’abord, qui est-il, cet homme?
J’ai eu beau le regarder, je n’ai vu dans ses traits vulgaires,dans ses petits yeux torves, dans son nez d’une ignoble capacité — que des qualités négatives… et c’est ce qui m’a fait peur; c’est pour cela, pensai-je, qu’il sera grand, car il est de son temps.
L’honneur de produire ces hommes fades, effacés, négatifs, sans sexe, sans talents et jouant un rôle historique — appartient exclusivement à notre siècle. J’ai vu de mes propres yeux le roi de Prusse, Pie IX et Louis Bonaparte — ce sont des vanités de la même famille <...>363[363]
Lorsque j’ai passé le pont du Var, et un carabinier piémontois m’a demandé mon passeport pour l’inscrire, — je respirai avec liberté.
J’ai honte, je rougis pour la France et pour moi-même, mais je l’avoue, le même sentiment s’empara de mon âme lorsque je passai la frontière russe.
Enfin je laissai derrière moi cette contrée de la torture morale, de l’irritation fébrile, d’indignation, de colère. De ce côté du pont je serai étranger à tous, je ne connais pas les intérêts de ces gens, je ne les partage pas; je n’ai rien à faire avec eux, ils n’auront rien à faire à moi. Ici je peux être négativement indépendant, me reposer… jusqu’à ce que la Sainte Hermandade de la police universelle ne commencera sa croisade d’épuration dans le Piémon.
Le carabinier me remit le passeport.
…«Visto da reg. carab. al Ponte Varole il 23 giugno 1850».
Je quittai donc la France le jour de l’anniversaire terrible du 23 juin. Je regardai la montre. Il était quatre heures et demie après-midi.
Il y a deux ans, à cette heure, une lutte immense et fatale se préparait encore; je regardais, appuyé à l’angle d’une maison sous des torrents de pluie comme on terminait une énorme barricade près de la Place Maubert.
— Le cœur battait avec force, et je pensais: «To be or not to be».
Not to be — décida le sort. La révolution était vaincue. L’autorité prit le dessus de la liberté, la question qui agitait l’Europe depuis 1789 fut résolue négativement. La honte de la prise de la Bastille fut lavée sur la place même par la canonnade de Faubourg St. Antoine.
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Après les journées de Juin il ne restait que d’en tirer les conséquences.
La chose principale était faite. La république monarchique sauva la monarchie absolue.
La révolution était vaincue non à Vienne, non à Berlin — mais à Paris; vaincue non par les Anglais, non par les Russes, non par les émigrants et les Bourbons — elle était vaincue par les républicains au nom de l’ordre — de quel ordre? L’ordre de la rédaction souveraine du National, l’ordre qui amena à l’élection de Louis Bonaparte, à l’état de siège, à la prise de Rome et qui amènera encore à la barbarie du despotisme. Le sang des journées de Juin a oint de nouveau tous les monarques, tous les pouvoirs!
Le caractère de l’agonie du vieux monde se détermina. Il mourra par l’esclavage, par le marasme de la stagnation, par le mal byzantin: la liberté l’aurait poussé à la tombe, elle en est indigne.
Un cosaque du Don viendra à son heure réveiller et chasser ces porphyrogénètes et ces Paléologue… Si par hasard ils ne sont pas révéillés avant par le son terrible de la trompette du dernier jugement; du jugement qui tiendra dans des assises immenses le socialisme vengeur, cette Némésis populaire. Il n’y aura pas d’appel contre la sentence, pas de refuge chez les Marrast et les Cavaignac, — il n’y aura plus ni Marrast, ni Cavaignac. Le Communisme est près de l’âme du plébéien français qui sent si profondément la grande injustice du fait social qui l’opprime — et si peu le respect dû à la liberté individuelle.
— Après les journées de Juin, pas un seul rayon d’une prochaine espérance n’est entré dans mon cœur. Que de fois j’avais des disputes sans fin avec mes amis; ils me nommaient pessimiste, ils ne voulaient pas voir ce qui s’était accompli, ils insistaient à me faire partager leur foi dans l’avenir. Je ne pouvais faire une pareille concession. J’étais prêt à partager avec eux les dangers, les persécutions, j’étais prêt à périr… non par résignation, ni par exubérance de courage — mais bien par ennui et parce que cela me plaisait de rester avec mes amis. Partager volontairement leurs erreurs, leurs illusions — cela au contraire ne m’était pas possible. Je ne pouvais me détourner de la vérité, parce qu’elle était laide, m’arrêter devant elle en la niant — parce qu’elle était accablante.
— Et où sont maintenant ceux avec qui je discutais après les journées de Juin — les uns dans la prison, les autres disséminés… l’un a déjà longtemps traversé l’Océan, un autre est au Caire, —un autre se cache en Suisse, un autre — en Angleterre.
Lequel de nous avait raison?
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Mais il suffit… Devant ma fenêtre s’étend la Méditerranée, je suis sur la sainte côte de l’Italie. J’entre avec paix dans le port et je tracerai sur le seuil de ma maison l’antique pentagramme pour en éloigner tout esprit d’agitation et de démence humaine.
Traduit à Lugano
2 juillet 1852.
TREIZIÈME LETTRE (UNE ANNÉE PLUS TARD)
Nice, 1 juin 1851
J’ai tenu ma parole. J’ai passé une année entière dans mon hermitage sans avoir écrit d’épîtres éthico-politiques, sans en avoir lu d’autres publiées par nos amis et tâchant