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Полное собрание сочинений. Том 6. С того берега. Статьи. Долг прежде всего. 1847 — 1851

ne peut l’acquérir qu’au prix de ses espérances et de ses illusions, il se prend alors de haine contre elle, comme si elle en était cause.

Nos amis sont si vains dans leurs espérances; ils acceptent si facilement le fait accompli! Furieux contre la réaction, ils la regardent comme quelque chose d’accidentel et de passager; à leurs yeux, c’est un mal aisément guérissable qui n’a ni sens profond, ni racines étendues. Peu d’entre eux veulent reconnaître que la réaction

est puissante, parce que la Révolution a été faible. Les démocrates politiques se sont effrayés des démocrates

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socialistes, et la Révolution s’est brisée en retombant sur ellemême.

Tout espoir d’un développement calme et paisible dans sa marche progressive s’est évanoui, tous les ponts de transition se sont rompus. Ou l’Europe succombera sous les coups terribles du Socialisme, ébranlée, arrachée par lui de ses fondements, comme autrefois Rome succomba sous les efforts du christianisme; ou l’Europe, telle qu’elle est, avec sa routine au lieu d’idées, avec sa décrépitude au lieu d’énergie, vaincra le Socialisme, et, comme une seconde Byzance, se traînera dans une longue apathie, en cédant à d’autres peuples, à d’autres contrées le progrès, l’avenir, la vie. S’il pouvait y avoir un troisième terme, ce serait le chaos d’une lutte universelle sans victoire d’aucun côté; la confusion d’un soulèvement et d’une effervescence générale qui conduirait au despotisme, à la terreur, à l’extermination.

Rien en cela d’impossible; nous sommes à l’entrée d’une époque de larmes et de souffrances, de hurlements et de grincements de dents, nous avons vu des deux côtés s’en dessiner le caractère. Qu’on se rappelle seulement l’insurrection de Juin et de quelle manière elle a été comprimée. Depuis lors, les partis se sont aigris toujours davantage; on ne ménage plus rien, et le Tiers-état, qui, pendant des siècles, a dépensé tant de travail et d’efforts pour acquérir quelques droits et quelque liberté est prêt à tout sacrifier de nouveau.

Il voit qu’il ne peut même tenir sur le terrain légitime d’un Polignac et d’un Guizot, et revient sciemment aux temps de la Saint-Barthélémy, de la guerre de Trente Ans et de l’Edit de Nantes, derrière lesquels on aperçoit la barbarie, la ruine, de nouvelles agglomérations de peuples et les faibles commencements d’un monde à venir. Le germe historique se développe et croît lentement; il lui a fallu cinq siècles de ténèbres pour organiser quelque peu le monde chrétien, après que déjà cinq siècles avaient passé sur l’agonie du monde romain.

C’est une pénible époque que la nôtre! Tout, autour de nous, se dissout; tout s’agite dans le vague et l’inutilité; les plus noirs pressentiments se réalisent avec une effrayante rapidité. Six mois ne se sont pas écoulés depuis que j’ai écrit mon troisième dialogue. Alors nous nous demandions encore s’il y avait, ou

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non, quelque chose à faire; aujourd’hui cette question n’est déjà plus de mise; car nous commençons à douter même de la vie… La France est devenue l’Autriche de l’Occident, elle s’abîme dans l’opprobre et la fange. Le sabre prussien arrête les dernières palpitations du mouvement allemand; la Hongrie saigne de toutes ses veines sous les coups redoublés de la hache de son bourreau impérial; la Suisse attend une guerre générale; la Rome chrétienne succombe avec la grandeur et la majesté de l’ancienne Rome païenne, en imprimant une flétrissure éternelle au front de ce pays, qui, naguère, était placé si haut dans l’amour des Peuples. Un libre penseur qui refuse de se courber devant la force, n’a plus, dans toute l’Europe, d’autre refuge que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amérique.

«Si la France succombe, — a dit un de nos amis, — il faut alors proclamer toute l’humanité en danger». Et cela est peutêtre vrai, si, par l’humanité, nous entendons seulement l’Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l’entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder à la manière de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome; parce que nous tenons pour barbare tout ce qui n’est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est placé en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument à rien?

Le premier Romain, dont le regard observateur perça la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l’âme accablée de tristesse, et, par désespoir, ou peut-être parce qu’il était plus haut placé que les autres, il jeta un coup d’œil au-delà de l’horizon national, et son regard fatigué s’arrêta sur les barbares. Il écrivit son livre les Mœurs des Germains; et il eut raison, car l’avenir leur appartenait.

Je ne prophétise rien; mais je ne crois pas non plus que les destins de l’humanité et son avenir soient attachés, soient cloués à l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas à se relever par une transformation sociale, d’autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d’autres qui s’y préparent. L’une est connue, je veux dire les Etats de l’Amérique du Nord; l’autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît; peu ou mal.

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L’Europe entière sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a répété le cri du braillard berlinois: «Ils viennent, les Russes! les voilà! les voilà!» Et, en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont déjà venus, grâce à la maison de Habsbourg; peut-être vont-ils s’avancer encore, grâce à la maison de Hohenzollern.

Personne, cependant, ne sait ce que c’est que ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, ce que c’est que ce Peuple, dont l’Europe a pu apprécier la mâle jeunesse dans ce combat, dont il est sorti vainqueur. Que veut ce Peuple, qu’apporte-t-il avec lui? Qui en sait quelque chose? César connaissait les Gaulois mieux que l’Europe ne connaît les Russes. Tant que l’Europe occidentale a eu foi en elle-même, tant que l’avenir ne lui est apparu que comme une suite de son développement, elle ne pouvait s’occuper de l’Europe orientale; aujourd’hui les choses ont bien changé.

Cette ignorance superbe ne sied plus à l’Europe; ce ne serait plus aujourd’hui la conscience de la supériorité, mais la ridicule prétention d’un hidalgo castillan qui porte des bottes sans semelles et un manteau troué. Le danger de la situation ne peut se dissimuler. Reprochez aux Russes, tant qu’il vous plaira, d’être esclaves, à leur tour ils vous demandent: «Et vous, vous êtes libres?» Ils peuvent même ajouter que jamais l’Europe ne sera libre que par l’affranchissement de la Russie. C’est pour cela, je crois, qu’il y aurait utilité à connaître un peu ce pays.

Ce que je sais de la Russie, je suis prêt à le communiquer. Il y a déjà longtemps que j’ai conçu la pensée de ce travail, et bientôt, puisqu’on nous a rendu si libéralement le temps de lire et d’écrire, j’accomplirai mon projet. Ce travail me tient d’autant plus au cœur qu’il m’offre le moyen de témoigner à la Russie et à l’Europe ma reconnaissance. On ne devra chercher dans cette œuvre ni une apothéose, ni un anathème. Je dirai la vérité, toute la vérité, autant que je la comprends et la connais, sans réserve, sans but préconçu. Il ne m’importe en rien de quelle manière on dénaturera mes paroles et comment on s’en prévaudra. J’estime trop peu les partis pour mentir en faveur de l’un ou de l’autre.

On ne manque point de livres sur la Russie; la plupart cependant sont des pamphlets politiques; ils n’ont pas été écrits dans

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l’intention de faire mieux connaître le sujet; ils ont servi à la propagande libérale, soit en Russie, soit en Europe; on voulait effrayer celle-ci et l’instruire, en lui présentant le tableau du despotisme russe. C’est ainsi qu’à Sparte, pour inspirer l’horreur de l’ivrognerie, on montrait en spectacle des ilotes pris de vin.

Contre les pamphlets et les diffamations, le gouvernement russe avait organisé une littérature semi-officielle, chargée de le louer et de mentir en sa faveur. D’un côté, c’est un organe de la République bourgeoise qui, dans son ignorance, mais avec la meilleure intention du monde et par patriotisme, représente les Russes comme un peuple de Calibans, croupissant dans l’ordure et l’ivrognerie, avec de petits fronts aplatis qui ne permettent pas à leurs facultés de se développer, et n’ayant de passions que celles qu’inspirent les fureurs de l’ivresse.

D’un autre côté, un journal allemand, payé par la cour d’Autriche, publie des lettres sur la Russie, dans lesquelles on exalte toutes les infamies de la politique russe et où l’on dépeint le gouvernement russe comme le plus fort et le plus national. Ces exagérations passent en dix autres journaux et servent de base aux jugements que l’on porte ensuite sur ce pays.

A dire vrai, le dix-huitième siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sérieuse que nefait le dixneuvième, peut-être parce qu’il redoutait moins cette puissance. Les hommes prenaient alors un intérêt réel à l’étude de ce nouvel Etat, se montrant tout à coup à l’Europe dans la personne d’un tzar charpentier et venant réclamer une part dans la science et dans la politique européenne.

Pierre Ier, dans son grossier uniforme de sous-officier, avec son énergique sauvagerie, se saisit hardiment de l’administration au détriment d’une aristocratie énervée. Il était si naïve ment brutal, si plein d’avenir que les penseurs d’alors se mirent à l’étudier avidement, lui et son Peuple. Ils voulaient s’expli-quer comment cet Etat s’était développé sans bruit, par des voies tout autres que le reste des Etats européens; ils voulaient approfondir les éléments dont se composait la puissante organisation de ce Peuple.

Des hommes, comme Müller, Schlosser, Ewers, Lévesque, consacrèrent une partie de leur vie à l’étude

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ne peut l'acquérir qu'au prix de ses espérances et de ses illusions, il se prend alors de haine contre elle, comme si elle en était cause. Nos amis sont si