soie, ressemblaient fort à ces élégants d’Otaïti qui se pavannent en uniforme rouge anglais avec des epaulettes, sans culottes ni chemises. Mais grâce à notre talent d’imitation, la haute noblesse s’est bientôt appropriée les manières et la langue des courtisans de Versailles. En adoptant la délicatesse des formes et des mœurs de l’aristocratie européenne, elle ne perdit pas tout à fait les siennes propres, et, par suite, sa manière de vivre, au temps de Catherine II, offrait un mélange original de sauvage indiscipline et d’éducation de cour, de morgue aristocratique et de soumission semi-orientale. Ces mœurs étaient cependant plutôt originales et anguleuses que caricature; elles n’avaient rien de ce ton banal et sans goût qui a toujours distingué l’aristocratie allemande.
Entre la haute noblesse qui habite presque exclusivement Pétersbourg, et le prolétariat noble des employés et des gentilshommes sans propriété, se trouve l’épaisse couche de la moyenne noblesse, dont le centre moral est à Moscou. Abstraction faite de la corruption générale de cette classe, il faut avouer que c’est en elle que résident le germe et le centre intellectuel de la prochaine Révolution. La position de la minorité instruite de cet ordre (cette minorité est assez considérable) est fort tragique; elle est séparée du Peuple parce que, depuis quelques générations, ses pères se sont attachés au gouvernement civilisateur, et séparée du gouvernement parce qu’elle s’est civilisée. Le Peuple voit en eux des Allemands, le gouvernement des Français.
Dans cet ordre si absurdement placé entre la civilisation et le droit de planteur, entre le joug d’un pouvoir illimité et les droits seigneuriaux qu’il possède sur les paysans; dans cet ordre, où l’on rencontre la plus haute culture scientifique de l’Europe, sans la liberté de la parole, sans autre affaire que le service de l’Etat, s’agitent une masse de passions et de forces qui, pré-cisément par défaut d’issue, fermentent, grandissent et souvent
se font jour en produisant quelque individualité éclatante, pleine d’excentricité.
C’est de cet ordre qu’est provenu tout le mouvement littéraire; c’est de lui qu’est sorti Pouchkin, ce représentant le plus complet de l’ampleur et de la richesse de la nature russe, c’est en lui qu’on a vu naître et grandir, le 26 décembre 1825, cette indulgentia plenaria de toute la caste, son arrêté de compte pour tout un siècle.
Dix ans de travaux forcés, vingt-cinq ans d’exil, n’ont pu rompre et courber ces hommes héroïques, qui, avec une poignée de soldats, descendirent sur la place d’Isaac pour y jeter le gant à l’impérialisme, et faire entendre publiquement des paroles qui, jusqu’à cette heure, et encore aujourd’hui, se transmetten! d’âme en âme, au sein de la nouvelle génération.
L’insurrection de 1825 clôt la première époque de la période de Pétersbourg. La question était résolue La classe in truite, cette classe du Peuple, qui reste conséquente à l’impulssion donnée par Pierre Ier, prouva alors, par sa haine active, contre le despotisme, qu’elle avait rattrapé ses frères d’Occident. Ils se sont trouvés en complète communauté de sentiments et d’opinions avec Riégo, Gonfaloniéri et les Carbonari. L’effroi du gouvernement fut d’autant plus grand, qu’il trouva, d’un côté, tous les éléments de la noblesse et de la hiérarchie militaire impliqués dans l’insurrection, et que, de l’autre, il se souvint qu’aucun lien réel ne l’attachait à l’ancien Peuple, resté russe.
Le 26 décembre a révélé tout ce qu’il y avait d’artificiel,’ de fragile et de passager dans l’impérialisme de Pétersbourg. Le succès de la Révolution a tenu à un cheveu… Qu’en serait-il advenu? Il est difficile de le dire: mais quel qu’eût été le résultat, on peut hardiment affirmer, que le Peuple et la noblesse auraient tranquillement accepté le fait accompli.
C’est là précisément ce que le gouvernement comprit avec terreur. Dans sa défiance de la noblesse, il voulait se rendre national, et ne réussit qu’à se faire l’ennemi de toute civilisation. La veine nationale lui manquait complètement. Le gouvernement se montra, tout d’abord, sombre et défiant; tout un corps de police secrète organisé à neuf, environna le trône. Le gouvernement renia alors les principes de Pierre Ier, développés pendant cent ans. Ce fut une succession de coups, portés à toute liberté, à toute activité intellectuelle; la terreur se déploya chaque jour davantage. On n’osait faire rien imprimer; on n’osait écrire une lettre; on allait jusqu’à craindre d’ouvrir la bouche, non seulement en public, mais même dans sa chambre: tout était muet.
Les gens instruits sentirent alors, de leur côté, que le sol au-dessous d’eux n’était pas celui de la patrie; ils comprirent toute leur faiblesse, et le désespoir les saisit. Cachant au fond de leur âme leurs larmes et leurs douleurs, ils se dispersèrent dans leurs campagnes et sur toutes les grandes routes de l’Europe. Pétersbourg, à l’exemple du gouvernement, prit un tout autre caractère; ce fut une ville en état de siège perpétuel. La société rebroussa chemin à grands pas. Les sentiments aristocratiques de la dignité humaine qui, sous Alexandre, avaient gagné beaucoup de terrain, furent refoulés jusqu’à rendre possible une loi pour les passeports à l’étranger, jusqu’à rendre possible ces mœurs que vous dépeint Custine.
Mais le travail intérieur se continua, d’autant plus énergique dans ses profondeurs qu’il ne trouvait aucune occasion de se révéler par des faits à la surface. De temps en temps retentissaient des voix qui faisaient tressaillir toutes les fibres du cœur humain: c’était un cri de douleur, un gémissement d’indignation, un chant de désespoir, et, à ce cri, à ce gémissement, à ce chant, se mêlait la triste nouvelle du sort encouru par quel- qu’audacieux, forcé de chercher l’exil dans les contrées du Caucase ou de la Sibérie. C’est ainsi que, dix ans après le 26 décembre, un penseur a jeté dans le monde quelques feuilles qui, partout où se trouvent, en Russie, des lecteurs, produisirent une secousse électrique.
Cet écrit était un reproche calme et sans amertume; il ressemblait à un examen sans passion de la situation des Russes, mais c’était le coup d’œil irrité d’un homme profondément offensé dans les plus nobles parties de son être. Sévère et froid, il demande compte à la Russie de toutes les souffrances qu’elle prépare à l’homme pensant, et, après les avoir analysées toutes, il se détourne avec horreur, il maudit la Russie dans son passé, il dédaigne son présent, et ne prophétise que malheur à son avenir. On n’entendait pas de ces voix-là pendant la brillante époque du libéralisme un peu exotique d’Alexandre, — elles n’éclatèrent même pas dans les poésies de Pouchkin; pour les arracher d’une poitrine humaine, il a fallu le poids intolérable d’une terreur de dix ans: il nous a fallu voir la ruine de tous nos amis, la gloire du siège de Varsovie et la pacification de la Pologne.
Tschaadaeff avait tort en beaucoup de points, mais sa plainte était légitime et sa voix avait fait entendre une terrible vérité. C’est là ce qui explique son immense retentissement. A cette époque, tout ce qui est de quelque importance en littérature prend un nouveau caractère. C’en est fait de l’imitation des Français et des Allemands, la pensée se concentre et s’envenime; un désespoir plus amer et une plus amère ironie de son propre destin éclate partout, aussi bien dans les vers de Lermontoff que dans le rire moqueur de Gogol, rire, sous lequel, suivant l’expression de l’auteur, se cachent les larmes.
Si les éléments de la vie nouvelle et du mouvement restèrent alors isolés; s’ils n’arrivèrent pas à cette unité qui régnait avant le 26 décembre, c’est, avant tout, que les questions les plus importantes devinrent beaucoup plus complexes et plus profondes. Tous les hommes sérieux comprirent qu’il ne suffisait plus de se traîner à la remorque de l’Europe, qu’il existe en Russie quelque chose qui lui est propre et particulier, et qu’il faut nécessairement étudier et comprendre dans le passé et dans le présent.
Les uns, dans ce qui est propre à la Russie, ne virent rien d’hostile ni d’antipathique aux institutions de l’Europe; loin de là, ils prévoyaient le temps, où la Russie, au-delà de la période de Pétersbourg, et l’Europe, au-delà du constitutionnalisme, viendraient à se rencontrer. Les autres, au contraire, rejetant sur le caractère antinational du gouvernement tout le poids de la situation présente, confondirent dans une même haine tout ce qui tient à l’Occident.
Pétersbourg enseigna à ces hommes à mépriser toute civilisation, tout progrès; ils voulaient retourner aux formes étroites des temps qui avaient précédé Pierre Ier, et dans lesquels la vie russe se trouverait de nouveau à peu près étranglée. Heureusement, le chemin, pour revenir à la vieille Russie, s’est depuis longtemps couvert d’une épaisse forêt, et ni les slavophiles ni le gouvernement ne réussiront à la raser.
La lutte de ces partis, a, depuis dix ans, donné à la littérature une nouvelle vie; les journaux ont vu s’accroître considérablement le nombre de leurs souscripteurs, et, aux cours d’histoire, les bancs de l’université de Moscou rompaient sous la foule des auditeurs. N’oubliez pas que, dans l’excessive pauvreté d’organes de l’opinion publique, les questions de littérature et de science se sont transformées en une arène pour les partis politiques. Tel était l’état de choses lorsque la Révolution, de Février éclata.
Le gouvernement, d’abord étourdi, ne fit rien, mais lorsqu’il vit l’allure humble et soumise de la modeste République, il reprit bientôt ses sens. Le gouvernement russe déclara hautement qu’il se considérait comme le champion du principe monarchique et, présageant la solidarité de la civilisation avec la Révolution (à l’exemple de l’Assemblée Nationale française) il ne cacha pas qu’il était prêt à tout sacrifier pour la cause de l’ordre. Le gouvernement russe, avec plus d’énergie que cette Assemblée, marcha, dans sa cynique hardiesse, à l’anéantissement de la civilisation et du progrès.
Qu’en adviendra-t-il?.. En Russie, peut-être, la ruine de