pensaient avec raison que s’ils avaient assez de force pour limiter l’absolutisme, ils en auraient assez pour l’anéantir. Les chefs de l’union du Sud avaient en vue une fédéralisation’ républicaine des Slaves, ils travaillaient à une dictature révolutionnaire qui devait organiser les formes républicaines.
Il y avait plus; lorsque le colonel Pestel vint en visite à la Société du Nord, il plaça la question sur un autre terrain. Il pensa que la proclamation de la république n’avancerait rien si l’on n’entraînait pas la propriété foncière dans la révolution. N’oublions pas qu’il s’agit ici des faits qui se sont passés entre 1817 et 1825. Les questions sociales n’occupaient alors personne en Europe, Gracchus Babœuf, «le fou, le sauvage» était déjà oublié, Saint-Simon écrivait ses traités, mais personne ne les lisait; Fourier était dans le même cas, les essais d’Owen n’intéressaient pas davantage. Les plus grands libéraux de ces temps, les Benjamin Constant, les P. L. Courier auiaient jeté des cris d’indignation en entendant les propositions de Pestel, propositions qui ne se taisaient pas dans un club composé de prolétaires, mais devant une grande association totalement formée de la noblesse la plus riche. Pestel lui proposait d’arriver, au prix de leur vie, à l’expropriation de leurs biens. On ne s’accordait pas avec lui, ses opinions bouleversaient trop les principes de l’économie politique qu’on venait à peine d’apprendre. Mais on ne l’accusait pas de
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vouloir le pillage et le massacre; Pestel restait néanmoins le véritable chef de l’association du Sud, et il est plus que probable, qu’en cas de succès, il serait devenu dictateur, lui qui était socialiste avant le socialisme.
Pestel n’était ni rêveur, ni utopiste; tout au contraire, il était complètement dans la réalité, il connaissait l’esprit de sa nation. En laissant les terres à la noblesse, on aurait obtenu une oligarchie, le peuple n’aurait même pas compris son affranchissement, le paysan russe ne voulant être libre qu’avec sa terre.
Ce fut encore Pestel qui pensa le premier à faire participer le peuple à la révolution. Il était d’accord avec ses amis que l’insurrection ne pouvait réussir sans l’appui de l’armée, mais il voulait aussi entraîner à toute force les sectaires religieux, projet profond dont la justesse et la portée seront prouvées par l’avenir.
Après coup, nous pouvons dire que Pestel se faisait illusion: ni ses amis ne pouvaient travailler à une révolution sociale, ni le peuple faire cause commune avec la noblesse; mais il n’est donné qu’aux grands hommes de se tromper de la sorte en anticipant sur le développement des masses.
Il se trompait en pratique, de date, mais théoriquement, il faisait une révélation. Il était prophète, et toute l’association fut une immense école pour la génération présente.
Le 14 (26) décembre a réellement ouvert une nouvelle phase à notre éducation politique, et ce qui peut paraître étrange, la grande intluence que cette œuvre a eue et qui a agi plus que la propagande et plus que les théories, fut le soulèvement même, la conduite héroïque des conjurés sur la place publique, pendant le procès, dans les fers, en présence de l’empereur Nicolas, dans les mines, en Sibérie. Ce qui manquait aux Russes, ce n’étaient ni les tendances libérales, ni la conscience des abus, il leur manquait un précédent qui leur donnât l’audace de l’initiative. Les théories inspirent des convictions, l’exemple forme la conduite. Nulle part un pareil exemple n’est plus nécessaire que là où l’homme n’est pas habitué à poursuivre sa volonté, à se mettre en évidence, à compter sur lui-même et à estimer ses forces, où au contraire il a toujours été mineur, sans voix et sans opinion, abrité derrière la commune comme derrière une enceinte infranchissable
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absorbé par l’Etat dans lequel il était comme perdu. Avec la civilisation les idées de liberté s’étaient développées nécessairement, mais le mécontentement passif était trop entré dans les habitudes; on voulait sortir du despotisme, mais personne ne voulait être le premier à le faire.
Eh bien, les premiers se présentèrent avec une grandeur d’âme et une force de caractère telles, que le gouvernement, dans son rapport officiel, n’osa ni les abaisser ni les flétrir; Nicolas se borna à les punir avec férocité. Le silence, la passivité muette étaient rompus; du haut de leur gibet, ces hommes réveillèrent l’âme de la nouvelle génération, un bandeau tomba des yeux.
L’action du 14 décembre sur le gouvernement même ne fut pas moins décisive; de Pierre à Nicolas, le gouvernement avait tenu haut le drapeau du progrès et de la civilisation; dès l’année 1825, rien de pareil; le pouvoir ne songe qu’à ralentir le mouvement intellectuel, ce n’est plus le mot de progrès qu’on inscrit sur la bannière impériale, mais les mots: «autocratie, orthodoxie, nationalité», ce m an e, fare, takel du despotisme, et de plus les deux derniers mots n’étaient là que pour la forme. Religion, patriotisme, ce n’étaient que les moyens pour raffermir l’autocratie, le peuple n’a jamais été dupe du nationalisme de Nicolas; le grand mot qui exprime son règne c’est le despotisme disant: «périsse la Russie, pourvu que le pouvoir reste illimité et intact». Avec cette devise sauvage plus de malentendu, et ce fut encore le 14 décembre qui força le gouvernement à quitter l’hypocrisie et à arborer le despotisme.
Peu avant le sombre règne qui commença dans le sang russe et qui continua dans le sang polonais, parut le grand poète russe Pouchkine, et dès qu’il parut, il devint nécessaire, comme si la littérature russe ne pouvait se passer de lui. On a lu les autres poètes, on les a admirés, Pouchkine est dans les mains de chaque Russe civilisé, qui le relit toute sa vie. Sa poésie n’est plus ni ua essai ni une étude, ni un exercice, c’était sa vocation, et elle devint un art mûr; la partie civilisée de la nation russe trouva en lui, pour la première fois, le don de la parole poétique.
Pouchkine est on ne peut plus national et en même temps intelligible aux étrangers. Il contrefait rarement la langue populaire des chansons russes, il exprime sa pensée telle qu’elle surgit
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dans son esprit. Comme tous les grands poètes, il est toujours au niveau de son lecteur, il grandit, devient sombre, orageux, tragique, son vers mugit comme la mer, comme la iorêt agitée par une tempête, mais il est en même temps serein, limpide, pétillant, avide de plaisirs, d’émotions. Partout, le poète russe est réel, rien en lui de maladif, rien de cette pathologie psychologique exagérée, de ce spiritualisme chrétien abstrait, qu’on voit si souvent dans les poètes allemands. Sa muse n’est pas un être pâle, aux nerfs attaqués, roulé dans un linceul, c’est une femme ardente, entourée de l’auréole de la santé, trop riche de sentiments véritables pour en chercher de factices, assez malheureuse pour ne pas inventer de malheurs artificiels. Pouchkine avait la nature panthéiste, épicurienne des poètes grecs, mais il y avait encore dans son âme un élément tout moderne. En se repliant sur lui-même, il trouvait au fond de son âme la pensée amère de Byron, l’ironie corrosive de notre siècle.
On a cru voir dans Pouchkine un imitateur de Byron. Le poète anglais a en effet exercé une grande influence sur le poète russe. On ne sort jamais du commerce d’un homme fort et sympathique sans subir son influence, sans mûrir à ses rayons. La confirmation de ce qui vit dans notre cœur, par l’assentiment d’un esprit qui nous est cher nous donne un élan et une portée nouvelle. Mais il y a loin de cette action naturelle à l’imitation. Après les premiers poèmes de Pouchkine où l’influence de Byron se fit sentir puissamment, il devint à chaque nouvelle production de plus en plus original; toujours plein d’admiration pour le grand poète anglais, il ne fut ni son client ni son parasite, «ni traduttore ni traditore ».
Pouchkine et Byron s’écartent complètement l’un de l’autre vers la fin de leur carrière, et cela par une cause bien simple; Byron était profondément anglais et Pouchkine profondément russe, russe de la période de Pétersbourg. Il connaissait toutes les soulfrances de l’homme civilisé, mais il avait une foi dans l’avenir que l’homme de l’Occident n’avait plus. Byron, la grande individualité libre, l’homme qui s’isole dans son indépendance et qui s’enveloppe de plus en plus dans son orgueil, dans sa philosophie fière et sceptique, devient de plus en plus sombre et implacable. Il ne voyait aucun avenir prochain,
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accablé de pensées amères, dégoûté du monde, il va livrer ses destinées à un peuple de pirates slavo — héllènes qu’il prend pour des Grecs de l’ancien monde. Pouchkine, au contraire, se calme de plus en plus, il se plonge dans l’étude de l’histoire russe, rassemble des matériaux pour une monographie de Pougatcheff, il compose un drame historique, Boris Godounoff, il a une foi instinctive dans l’avenir de la Russie; les cris de triomphe et de victoire qui l’ont frappé enfant encore, en 1813 et 1814, retentissaient dans son âme; il a été même entraîné pendant quelque temps par un patriotisme pétersbourgeois qui se vante du nombre de baïonnettes, qui s’appuie sur les canons. Sans doute cette morgue est aussi peu pardonnable que l’aristocratisme poussé à l’excès de lord Byron, mais la cause en est évidente. Il est douloureux à dire, mais Pouchkine avait un patriotisme exclusif; de grands
poètes ont été courtisans, témoins Gœthe, Racine, etc.; Pouchkine n’a été ni courtisan, ni gouvernemental, mais la force brutale de l’Etat lui plaisait par instinct patriotique, ce qui fit qu’if partagea le vœu barbare de répondre aux raisonnements par des boulets. La Russie est en partie esclave, parce qu’elle tiouve de la poésie dans la force matérielle et voit de la gloire à être l’épouvantail des peuples.
Ceux qui disent qu’Onéguine, poème