cet abus immoral de mots, de cette dialectique dépravée. Nous disons «abus immoral» parce qu’il se commet avec une parfaite connaissance de cause.
Que signifient ces solutions métaphoriques qui ne représentent que l’inverse de la question même? Pourquoi ces images, ces symboles, au lieu des choses? Est-ce que les Slavophiles ont étudié les annales du Bas-Empire pour s’inoculer cette lèpre byzantine? Nous ne sommes pas des Grecs du temps des Paléologue pour disputer de l’opus operans et le l’opus operatum, dans un temps où un avenir inconnu et immense frappe à notre porte.
Leur méthode philosophique n’est pas nouvelle, le côté droit des hégéliens parlait de la même manière, il y a une quinzaine d’années; il n’y a pas d’absurdité qu’on ne puisse faire entrer dans le moule d’une dialectique vide, en lui donnant un aspect profondément métaphysique. Il faut seulement ne pas savoir ou oublier que le contenu et la méthode ont un autre rapport que le plomb et le moule aux balles, et que le dualisme seul ne comprend pas la solidarité qui les lie. L’auteur en parlant du prince n’a fait que paraphraser la définition très connue que Hegel donne de l’esclavage, dans la Phénoménologie (Herr und Knecht). Mais il a oublié avec préméditation comment Hegel sort de ce degré inférieur de la conscience humaine. Il est à remarquer que ce jargon philosophique qui appartient par la forme à la science et par le contenu à la scolastique, se retrouve chez les jésuites. M. Montalembert, en répondant à une interpellation sur les cruautés commises par le gouvernement papal dans les prisons de Rome, a dit: «Vous parlez des cruautés du pape, mais il ne peut pas être cruel, sa position le lui défend, lui, le vicaire de Jésus Christ ne peut que pardonner,
qu’être miséricordieux, et effectivement les papes pardonnent toujours. Le St. Père peut être attristé, il peut prier pour le coupable, mais il ne peut être implacable, etc.». — A la demande si l’on applique la torture à Rome, l’on répond que le pape est clément; au raisonnement que nous sommes tous esclaves, que le droit personnel n’est pas développé en Russie, l’on répond: «Nous l’avons sauvé en le plaçant sur la tête du prince». Dérision qui provoque le mépris de la parole humaine! S’appuyer sur la religion n’est guère convenable, mais
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s’appuyer sur une religion obligatoire l’est encore moins. Chaque auteur a le droit incontestable de croire ce que bon lui semble-mais avoir recours aux preuves théologiques dans une discussion scientifique avec un homme qui tait sa religion, c’est manquer de convenances. Pourquoi s’abriter derrière un fort inexpugnable, contre lequel la moindre attaque mène au cachot?
D’ailleurs, il est impossible de comprendre comment les Slavophiles, si leur religion leur est vraiment chère, n’ont pas de dégoût pour la méthode hypocrite de la Philosophie de la religion, cette réhabilitation faible et sans foi, ce plaidoyer froid et pâle, où la science orgueilleuse, après avoir mis au tombeau sa sœur, lui jette un sourire de condoléance? Comment ont-ils le courage de traîner ce qu’ils ont de plus sacré, dans des disputes, où l’on ne l’estime pas et où l’on ne le tolère que par respect pour la police!
Ce n’est pas tout; l’auteur de l’article s’en prend à ses adversaires d’une manière étrange pour leur manque de patriotisme, pour leur peu d’amour de la nation; comme c’est un trait général parmi les Slavophiles, il faut en dire quelques mots. Ils prétendent au monopole du patriotisme, ils se croient plus russes que quiconque; ils nous reprochent continuellement notre indignation contre l’état actuel de la Russie, notre peu d’affection pour le peuple, nos paroles amères et pleines de colère, notre franchise qui consiste à faire voir le côté sombre de la vie russe.
Il semblerait pourtant qu’un parti qui s’expose à la potence, aux mines, à la confiscation des biens, à l’émigration, ne manquait ni de patriotisme ni de conviction. Le 14 décembre n’a pas été, que nous sachions, l’œuvre des Slavophiles, toutes les persécutions ont été réservées à nous, le sort a jusqu’ici épargné les Slavophiles.
Eh bien, oui, il y a de la haine dans notre amour, nous sommes indignés, nous reprochons au peuple autant qu’au gouvernement l’état où nous nous trouvons; nous ne craignons pas de dire les vérités les plus dures, mais nous les disons parce que nous aimons. Nous ne fuyons pas du présent dans le passé, car nous savons que la dernière page de l’histoire est l’état actuel Nous ne fermons pas les oreilles aux cris de douleur du peuple, et nous avons le courage de constater, le cœur navré, combien l’esclavage le déprave; cacher ces tristes résultats, ce n’est pas de l’amour,
c’est de la vanité. Nous avons sous les yeux le servage et l’on nous accuse de calomnie, et l’on ne veut pas que le triste tableau du paysan pillé par la noblesse et le gouvernement, vendu presque au poids, dégradé par les verges, mis hors la loi, nous poursuive nuit et jour comme un remords, comme une accusation? Les Slavophiles aiment mieux lire les légendes du temps de Vladimir, ils veulent qu’on leur représente Lazare couvert non de plaies, mais d’étoffes de soie. Il faut élever pour eux comme pour Catherine des villages en carton et des jardins de coulisse le long des routes, de Pétersbourg jusqu’à la Crimée.
Le grand acte d’accusation que la littérature russe dresse contre la vie russe, cette négation complète et ardente de nos propres fautes, cette confession qui a horreur de notre passé, cette ironie amère qui fait rougir du présent, c’est notre espérance, c’est notre salut, l’élément progressif de la nature russe.
Et quelle est la signification des écrits de Gogol que les Slaves admirent avec tant d’exagération? Quelque autre a-t-il placé plus haut que lui le pilori auquel il a attaché la vie russe?
L’auteur de l’article du Moscovite dit que Gogol «descendit comme un mineur dans ce monde sourd sans tonnerre ni secousses, immobile et égal, marais sans fond, qui entraîne doucement, mais sans retour, tout ce qu’il y a de frais (c’est un Slavophile qui parle); il descendit comme un mineur qui a trouvé sous terre une veine qui n’a pas encore été entamée». Oui, Gogol a senti cette force, cette mine vierge sous la terre inculte. Peut-être même l’eût-il entamée, mais malheureusement il crut avant le temps avoir atteint le fond, et au lieu de continuer à déblayer, il se mit à chercher l’or. Qu’en est-il résulté? Il commença à défendre ce qu’il, avait démoli, à justifier le servage, et finit par se jeter aux pieds du représentant de la «bienveillance et de l’amour».
Que les Slavophiles méditent la chute de Gogol. Ils y trouveront plus de logique peut-être que de iaiblesse. De l’humilité orthodoxe, de l’abnégation qui place son individualité dans celle du prince, à l’adoration de l’autocrate, il n’y a qu’un pas.
Et que peut-on faire pour la Russie quand on est du côté de l’empereur? Les temps de Pierre, le grand tzar, sont passés; Pierre, le grand homme, n’est plus au Palais d’hiver, il est en nous.
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Il est temps de comprendre cela et, quittant enfin une lutte désormais puérile, de nous réunir au nom de la Russie, mais au nom aussi de l’indépendance.
Chaque jour peut renverser le vieil édifice social de l’Europe entraîner la Russie dans le courant orageux d’une immense révolution. Est-ce le temps de prolonger une querelle de famille et d’attendre que les événements nous dépassent, parce que nous n’avons préparé ni les conseils, ni les paroles qu’on attend peut-être de nous?
Et n’avons-nous pas un champ ouvert à notre conciliation?
Le socialisme qui partage si définitivement, si profondément l’Europe en deux camps ennemis, n’est-il pas accepté des Slavophiles comme de nous? C’est lo pont sur lequel nous pouvons nous donner la main.
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ÉPILOGUE
Pendant les sept ou huit dernières années avant la révolution de Février, les idées révolutionnaires allaient s’accroissant, grâce à la propagande et au travail interne qui prenait un essort de plus en plus considérable. Le gouvernement paraissait las de poursuites.
La grande question qui dominait toutes les autres et qui commençait à agiter le gouvernement, la noblesse et le peuple, c’était la question de l’émancipation des paysans. On sentait bien qu’il était impossible d’aller plus loin avec le carcan du servage au cou. L’oukase du 2 avril 1842 qui invitait la noblesse à céder quelques droits aux paysans, en retour des redevances et des obligations qu’on avait stipulées de part et d’autre, prouve assez clairement, que le gouvernement voulait l’émancipation.
La noblesse des provinces s’en émut, se divisa en partis, prenant cause pour ou contre l’affranchissement. On se hasardait à parler de l’émancipation dans les réunions électorales. Le gouvernement permit à la noblesse, dans deux ou trois chels-lieux, de nommer des comités pour aviser aux moyens d’affranchir les serfs. Une partie des seigneurs étaient exaspérés, ils ne voyaient dans cette grande question sociale qu’une attaque de leurs privilèges et de la propriété et s’opposaient à toute innovation, se sachant appuyés par l’entourage du tzar. La jeune noblesse voyait plus clair et calculait mieux. Ici, nous ne parlons pas de ces quelques individus pleins de dévoûment et d’abnégation, qui sont prêts à sacrifier leurs biens, pour effacer le mot dégradant de servage du front de la Russie et pour expier l’ignoble exploitation du paysan. Les enthousiastes ne peuvent jamais entraîner une
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classe entière, si ce n’est en pleine révolution, comme la noblesse française a été entraînée le 4 août 1792 par une généreuse minorité. La grande majorité des émancipateurs désiraient l’émancipation, non seulement parce qu’ils en comprenaient la justice mais aussi parce qu’ils en voyaient la nécessité. Ils voulaient régler l’émancipation à temps pour réduire au minimum les pertes. Ils voulaient