de vue approbatif ou improbatif; elle ne s’attend ni au prix Month yon, ni à un verdict de culpabilité. Ces catégories étiques ne la saisissent pas; tout cela est trop subjectif pour elle. Il me semble qu’en général les peuples ne sont ni totalement bons, ni foncièrement mauvais; les peuples sont toujours vrais; le peuple-mensonge n’existe pas. La nature ne produit que ce qui est réalisable selon les conditions données; elle pousse en avant ce qui existe, par cette sainte agitation, par cette inquétude créatrice, par cette soif inassouvie de se réaliser; désir continuel et commun à tout ce qui vit.
Certains peuples peuvent avoir une existence antéhistorique, d’autres une existence extrahistorique, mais tous, une fois entrés dans le grand courant de l’histoire une et indivisible, appartiennent
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à l’humanité, et réciproquement tout le passé de l’humaité leur appartient. Dans la grande histoire, c’est-à-dire dans la partie active et progressive de l’humanité, l’aristocratie de l’angle facial s’efface peu à peu comme l’aristocratie del’épiderme. Ce qui n’est pas homme, n’entre pas dans l’histoire, et conséquemment, il ne saurait y avoir ni peuple-troupeau, ni peuple exclusivement élu.
Il n’y a pas d’homme assez aveugle ou assez ingrat pour ne pas comprendre le rôle immense que joue la France dans les destinées du monde européen; mais, permettez-moi, Monsieur, d’avouer qu’il m’est impossible d’admettre avec vous, que la France soit une condition absolue, sine qua non, pour la marche de l’histoire.
La nature ne joue jamais son avoir sur une seule carte. Rome, la ville éternelle, qui avait des titres tout aussi justes à l’hégémonie universelle, pâlit, se décomposa, s’éteignit, et l’humanité inhumaine passa outre.
D’un autre côté, il me serait difficile, sans taxer toute la nature d’absurdité et de démence, d’accepter comme une race maudite, comme un mensonge, comme une juxtaposition d’êtres qui ne sont pas hommes mais qui en ont toute la crapule, une nation qui s’est formée pendant dix siècles, qui a obstinément persisté à sauver sa nationalité, qui s’est soudée en un grand empire, et qui se mêle à l’histoire, beaucoup plus peut-être qu’il ne le faudrait.
Et tout cela m’est d’autant plus incompréhensible que la nation en question n’est nullement stationnaire au dire même de ses ennemis. Ce n’est pas là une population, qui, parvenue à une forme sociale assez correspondante à ses désirs, s’endort dans un semper idem comme la Chine; c’est encore moins une nation qui s’est survécue et qui dépérit actuellement dans un marasme sénil, comme les Hindous. Au contraire, la Russie est un empire tout nouveau, un édifice où tout respire encore l’odeur fraîche de la chaux, où tout travaille, se dégage, où rien n’est encore arrivé à son but, où l’on change continuellement, très souvent de mal en pis, mais enfin où l’on change. C’est là un peuple, en un mot, qui a, d’après votre opinion, un étrange communisme Pour base et le partage des terres pour force…
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Après tout, Monsieur, que reprochez-vous au peuple russe? Quel est le fond de votre accusation?
«Le Russe, dites-vous, ment, vole, ment toujours, vole toujours, et cela innocemment; c’est sa nature».
Je ne m’arrête pas, Monsieur, à la trop grande généralité de cette observation, mais je voudrais pouvoir vous poser cette simple question: qui donc est le trompé, le volé, le dupé? Eh, mon Dieu, c’est
le seigneur, c’est l’employé de l’Etat, c’est l’intendant, c’est le juge, c’est l’agent de police, en d’autres termes, les ennemis jurés du paysan, qu’il considère comme apostats, comme traîtres, comme demi- Allemands. Dépourvu de tout moyen de défense, il ruse avec ses oppresseurs, il les trompe, et en cela il agit parfaitement bien. La ruse, Monsieur, a dit un grand penseur, c’est l’ironie de la force brutale57[57].
Le paysan russe avec son horreur pour la propriété territoriale, comme vous l’avez très bien remarqué, le paysan, dis-je, nonchalant, insouciant par nature, s’est vu, peu à peu et sans bruit, pris dans les filets de la bureaucratie allemande et du pouvoir seigneurial. Il a subi ce joug dégradant, avec une passivité désespérante, j’en conviens, mais il n’a jamais ajouté foi ni aux droits du seigneur, ni à la justice du tribunal, ni à l’équité de l’administration. Depuis bientôt deux siècles, toute son existence n’est qu’une opposition sourde, négative, à l’ordre actuel des choses; il endure l’oppression, il la souffre, mais il ne trempe en rien dans ce qui se fait en dehors des communes rurales.
L’idée du tzar exerce encore un prestige sur les paysans; ce n’est point le tzar Nicolas que le peuple vénère, c’est une idée abstraite, un mythe, c’est une Providence, c’est un vengeur, c’est un représentant de la justice dans l’imagination populaire.
Après le souverain, le clergé seul pourrait avoir une influence morale sur la Russie orthodoxe.
Le haut clergé représente uniquement dans le gouvernement la vieille Russie; le clergé ne s’est jamais rasé la barbe; par cela même il est resté du côté populaire. Le peuple a confiance dans les paroles d’un moine. Cependant les moines et le haut clergé, tout voués qu’ils se disent aux intérêts d’outre-tombe, ne se préoccupent guère du peuple. Le «pope»
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a perdu toute influence à force de cupidité, d’ivrognerie et de iations intimes avec la police. Ici encore, le peuple estime l’idée et non l’homme.
Quant aux sectaires, ceux-là détestent l’idée et l’homme, le tzar et le pope.
En dehors du tzar et du clergé, tous les autres éléments de la société et de l’administration restent complètement étrangers, radicalement hostiles au peuple. Le paysan est mis, littéralement, hors la loi; la justice se garde bien de le protéger, et toute sa participation à l’ordre existant se borne au double impôt qui l’écrase: l’impôt du sang, l’impôt de la sueur. Aussi, pauvre déshérité, comprend-il instinctivement qu’on le gouverne non pour lui mais contre lui, que le problème entier du gouvernement et des seigneurs ne consiste qu’à lui extorquer le plus de travail, et le plus d’argent possible. Comprenant cela, et doué d’un esprit délié, subtil, il les trompe tous et partout. Il n’en saurait être autrement, car s’il leur disait la vérité, cela serait déjà de sa part une sanction, une acceptation de leur pouvoir et s’il ne les volait pas (remarquez bien que l’on accuse le paysan de vol quand il cache une partie du produit de son travail), il reconnaîtrait fatalement la justice de leurs exigences, les droits des propriétaires, et l’équité des juges.
Il faut avoir observé le paysan russe devant un tribunal pour bien apprécier sa position; il faut avoir vu de ses propres yeux son œil morne et consterné, le profond silence de sa bouche, l’expression scrutatrice de son regard, pour comprendre que c’est là un prisonnier de guerre civile devant un conseil militaire, un voyageur devant une bande de brigands. On s’aperçoit tout d’abord, que la victime n’a pas la moindre confiance dans ces êtres hostiles, acharnés, implacables, qui le questionnent, le torturent et le dépouillent. Il sait que s’il a de l’argent, usera acquitté; s’il est pauvre, il sera condamné sans répit.
Le peuple parle un russe un peu ancien; le greffier, le juge écrivent la langue moderne bureaucratique, dépravée et à peine compréhensible. Ils remplissent des in-folios de fautes grammaticales, et les débitent, le plus vite possible au paysan; c’est son affaire à lui de comprendre ce grondement nasillard, sans accentuation, et d’aviser à son salut. Il le sait, aussi se tient-il sur ses gardes; il ne
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dira jamais un seul mot de trop, rien ne transpire à travers son agitation, il reste là, l’air hébété, comme un nigaud, comme un muet.
Le paysan sort du tribunal aussi triste lorsqu’il est acquitté qu’après sa condamnation. Il ne voit dans les deux cas que l’arbitraire ou le hasard.
C’est ainsi que cité comme témoin à charge, il est parvenu à mentir sous serment, à nier tout, à nier toujours, même lorsque les preuves sont irrécusables. Aux yeux du peuple russe, un homme condamné n’est pas pour cela flétri. Les déportés, les forçats se nomment dans la langue du peuple les malheureux.
Le peuple russe n’a vécu que de la vie communale; il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport aux communes et à leurs membres. Hors d’elles, il ne reconnaît pas de devoirs et ne voit que de la violence. Le côté funeste de son caractère, c’est qu’il se soumet à ces violences, et non point qu’il les nie à sa manière, et qu’il cherche à s’abriter derrière la ruse. H y a beaucoup plus de franchise à mentir devant un juge que l’on sait être agent d’un pouvoir inique, que de feindre le respect, pour le verdict d’un jury trié par un préfet, dont l’iniquité révoltante est claire comme le jour. Le peuple ne respecte ses institutions que lorsqu’il y retrouve ses propres notions du droit et de la justice.
Il est un fait incontestable pour tout homme qui a observé de près le peuple russe. Entre eux, les paysans se trompent rarement; ils manifestent les uns pour les autres une confiance presque illimitée, ils ne connaissent ni contrats, ni compromis par écrit.
Les questions d’arpentage sont nécessairement très compliquées, grâce à l’éternel partage des terres d’après le nombre d’ouvriers58[58], et pourtant la campagne russe ne retentit jamais ni de plaintes ni de procès. Le seigneur, le gouvernement ne demandent qu’à intervenir; l’occasion, les motifs leur manquent. Les petits différends qui surgissent sont promptement terminés par les
anciens ou par la commune; tout le monde se soumet franchement à leur décision. La même chose a lieu dans les communes.
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mobiles des associations ouvrières (artèl). Il existe des associations , maçons, des charpentiers et autres, formées de plusieurs cen-ines d’individus appartenant à des communes différentes, qui groupent pour un temps donné, pour une année par exemple, t forment ainsi l’artèl.