L’année révolue, les ouvriers partagent ie produit selon le travail de chacun et d’après la décision de tous les associés. La police n’a jamais la satisfaction d’intervenir dans leurs comptes. J’ajoute encore, que l’association répond presque toujours pour chaque ouvrier.
Les liens entre les paysans d’une même commune se resserrent davantage quand la population se compose non pas d’orthodoxes mais de sectaires. Le gouvernement exécute parfois une sauvage irruption dans quelque commune sectaire; il emprisonne, il déporte, le tout sans plan arrêté, sans suite, sans provocation, sans nécessité aucune, tout simplement pour répondre aux injonctions du clergé ou aux rapports de la police. C’est dans ces chasses aux sectaires qu’il faut voir réellement ce que c’est que le paysan russe, et quelle solidarité le lie à ses frères. Il faut le voir alors, dis-je, déjouant la police, sauvant ses coreligionnaires, cachant les livres et les vases sacrés, subissant les plus inhumaines tortures sans proférer une seule parole. Qu’on me trouve l’exemple d’une commune sectaire, dénoncée par un paysan, même par un orthodoxe?
Ce caractère du Russe rend les enquêtes policières extrêmement difficiles. Je l’en félicite de tout mon cœur. Le paysan russe n’a d’autre moralité que celle qui découle instinctivement, naturellement de son communisme; elle est profondément nationale; le peu qu’il connaît de l’Evangile le soutient; l’iniquité flagrante du gouvernement et du seigneur le lie encore plus à ses coutumes et à sa commune 59[59].
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La commune a sauvé l’homme du peuple de la barbarie mongole et du tzarisme civilisateur, des seigneurs vernis à l’européenne et de la bureaucratie allemande; l’organisme communal a résisté, quoique fortement atteint, aux empiétements dupouvoir; il s’est heureusement conservé jusqu’au développement du socialisme en Europe.
Pour la Russie c’est là un fait providentiel.
L’autocratie russe entre dans une nouvelle phase. Issue d’une révolution antinationale, elle a rempli sa mission; elle
a réalisé empire colossal, un armée nombreuse, une centralisation administrative. Dénuée de principes, de traditions, elle n’a plus rien â faire: elle s’est donne, il est vrai, une autre tâche, celle d’importer en Russie la civilisation occidentale, et elle y éussissait assez tant qu’elle faisait semblant de persister dans ce beau rôle de gouvernement civilisateur .
Ce rôle, elle l’a abdiqué aujourd’hui.
Le gouvernement qui avait rompu avec le peuple au nom de la civilisation, se hâta, un siècle après, de rompre avec la civilisation au nom de l’absolutisme.
Il le fit aussitôt qu’il entrevit à travers les tendances civilisatrices, le spectre tricolore du libéralisme: il essaya alors de revenir vers la nationalité, vers le peuple. C’était impossible; le peuple et le gouvernement n’avaient plus entre eux rien de commun; le premier s’était déshabitué de l’autre, tandis que ce dernier croyait voir surgir du fond des masses un spectre beaucoup plus terrible, le spectre rouge. Tout bien pesé, le libéralisme était encore moins dangereux qu’un autre Pougatcheff. La panique et le dégoût des idées libérales devinrent tels, que le gouvernement ne pouvait plus se réconcilier avec la civilisation.
Dès lors le tzarisme n’a pour but que le tzarisme; il gouverne pour gouverner; ce sont là des forces immences qui s’entre-sou-tiennent pour se neutraliser réciproquement, et gagner ainsi un repos factice.
Faire de l’autocratie pour de l’autocratie, c’est impossible à la longue; c’est par trop absurde et trop stérile.
L’on s’en aperçoit, et l’on cherche de l’occupation en Europe. La diplomatie russe est la plus active; partout elle envoie des notes, des agents, des conseils, des menaces, des promesses, des espions. L’empereur se considère comme tuteur naturel des princes allemands; il se mêle aux moindres intrigues de leur petites cours; c’est lui qui règle les différends, morigène les uns, donne desgrandes- duchesses aux autres. Cela ne suffit pas à son activité, il se fait le premier gendarme de la terre, le soutien de toutes les réactions, de toutes les barbaries; il se pose en représentant du principe monarchique en Europe, se donnant des airs aristocratiques, tout comme s’il était un Bourbon ou un Plantagenet, comme si ses courtisans étaient des Cavendish ou pour le moins des Montmorency.
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Malheureusement, il n’y a rien de commun entre la monarchy féodale avec son principe prononcé, son passé, son idée sociale et religieuse, et le despotisme napoléonien de Pétersbourg, qUj n’a pour lui qu’une triste nécessité historique, une utilité passagère, et aucun principe.
Et le Palais d’hiver devient, comme la cime d’une montagne à la fin de la saison, de plus en plus couvert de neige et de glace. La sève qu’on y a fait monter artificiellement, se retire de ces sommités sociales; il ne leur reste que la force matérielle et la dureté d’un rocher apte encore à résister quelque temps aux vagues révolutionnaires, qui viennent se briser à leur pied.
Nicolas, entouré de ses généraux, de ministres, d’officiers, de bureaucrates, brave cet isolement, mais il s’assombrit à vue d’œil, il devient triste, préoccupé. Il voit qu’il n’est point aimé, il s’aperçoit du morne silence qui l’entoure et qui donne libre accès aux mugissements lointains qui semblent s’approcher. Le tzar veut s’oublier lui-même; il a proclamé hautement que son but est l’accroissement du pouvoir impérial.
Ces professions de foi n’ont en elles rien de nouveau; il a travaillé vingt-cinq ans sans repos, sans relâche, pour ce seul et unique but; il n’a rien épargné, ni les larmes ni le sang.
Tout lui a réussi; il a détruit la nationalité polonaise; en Russie, il a éteint le libéralisme.
En vérité, qu’a-l-il donc de plus à désirer? pourquoi est-il sombre?
L’empereur sent bien que la Pologne n’est pas morte. A la place du libéralisme qu’il persécutait par une intolérance mesquine, car cette fleur exotique ne pouvait pousser sur le sol russe, n’ayant rien de commun avec le peuple, il voit une autre question s’élever comme un nuage gros de tempêtes.
Le peuple commence à frémir, à s’agiter sous le joug de la noblesse; les révoltes partielles éclatent en permanence; vous-même, Monsieur, en citez un exemple terrible.
Le parti du mouvement, du progrès, demande l’émancipation des paysans; il est prêt à sacrifier ses droits le premier. Le tzar flotte indécis, il perd la tête, il désire l’émancipation et l’empêche.
Il a compris que l’émancipation des paysans équivalait à l’émancipation de la terre; et que l’émancipation de la terre,
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a son tour, inaugurerait une révolution sociale et consacrerait ainci le communisme rural. Esquiver la question de l’affranchisment me semble impossible; réserver la solution pour le règne suivant, c’est plus facile; mais c’est lâche, et en fin de compte, ce n’est qu’une heure de plus perdue à un mauvais relais de poste sans chevaux…
Maintenant vous pouvez apprécier, Monsieur, quel bonheur c’est pour la Russie, que la commune rurale ne s’est pas dissoute que la propriété individuelle n’a pas brisé la possession communiste; quel bonheur pour le peuple russe d’être resté en dehors de tout mouvement politique, en dehors même de la civilisation européenne, qui, nécessairement, lui aurait miné sa commune, et qui, aujourd’hui, elle-même arrive par le socialisme à sa propre négation.
L’Europe, je l’ai dit ailleurs, n’a pas résolu l’antinomie entre l’individu et l’Etat, mais elle en a posé le problème; la Russie, elle non plus, n’a pas trouvé la solution. C’est en présence de cette question que commence notre égalité.
L’Europe, à son premier pas dans la révolution sociale, rencontre ce peuple qui lui apporte une réalisation rudimentaire, demi-sauvage, mais enfin une réalisation quelconque du partage continuel des terres parmi les ouvriers agricoles. Et notez, Monsieur, que ce grand exemple ne vient point de la
Russie civilisée, mais bien du peuple lui-même, de sa vie intérieure. Nous autres Russes passés par la civilisation occidentale, nous ne sommes tout au plus qu’un moyen, qu’un levain, que des truchements entre le peuple russe et l’Europe révolutionnaire. L’homme delà Russie future, c’est le moujik, comme l’homme de la France régénérée sera l’ou vr i er.
Mais s’il en est ainsi, le peuple russe n’aura-t-il pas droit à un Peu plus d’indulgence de votre part, Monsieur?
Pauvre paysan! Si intelligent, si simple de mœurs, se contentant de si peu; on l’a choisi pour point de mire à toutes les iniquités; empereur le décime par les conscriptions; le seigneur lui vole sou troisième jour; le tchinovnik lui soutire son dernier rouble; le paysan se tait, il souffre, mais il ne désespère pas; il garde sa commune On en arrache un membre — la commune se referme et se resserre davantage; le sort de ce malheureux est digne de
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pitié, et cependant il n’émeut pas; au lieu de le plaindre, on l’accuse.
Vous lui niez, Monsieur, le dernier refuge qui lui reste, où il se sent homme, où il aime et ne craint pas; vous dites: «Sa commune n’est pas une commune, sa famille n’est pas une famille sa femme n’est pas sa femme; avant lui, elle appartient au seigneur; ses enfants ne sont pas ses enfants; qui en connaît le père?»
Et c’est ainsi que vous livrez ce pauvre peuple, non pas à l’appréciation de la science, mais au mépris des autres peuples, qui liront avec confiance et amour vos belles légendes.
Il est de mon devoir de dire quelques mots à ce sujet.
La famille, chez tous les Slaves, est fortement développée: c’est là peut-être le grain de conservatisme de cette race, la limite de leur négation.
La famille possédant en commun est le prototype de la commune.
La famille rurale n’aime pas à se diviser en plusieurs foyers; l’on voit souvent trois, quatre générations vivant sous le même toit, et dirigées patriarcalement par un grand-père ou un grand- oncle. La femme, généralement opprimée, ainsi qu’on le voit partout dans la classe agricole, commence en Russie à être respectée lorsqu’elle est veuve de l’ancien de la famille.
Il n’est point rare de voir toute la gestion des affaires confiée à l’autorité d’une grand’mère aux cheveux blancs. Est-ce bien là une