preuve que la famille n’existe pas en Russie?
Passons aux seigneurs dans leurs rapports avec la famille serve.
Mais pour la clarté du récit, distinguons la norme des abus, les droits des crimes.
Le droit du seigneur n’a jamais existé chez les Slaves.
Le propriétaire ne peut légalement exiger ni les prémices d’un mariage, ni l’infidélité aux liens conjugaux. Si la loi était exécutée en Russie, il serait puni également pour le viol d’une femme serve, comme pour un attentat contre une femme libre; c’est-à-dire qu’il encourrait les travaux forcés ou l’exil en Sibérie, avec perte de tous ses droits, selon la gravité des circonstances. Telle est la loi; regardons les faits.
Je ne prétends point contester qu’avec la position sociale que le gouvernement a faite aux seigneurs, il ne leur soit très facile
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De débaucher les filles et les femmes de leurs serfs. A force a ‘oppression, de punitions, le seigneur trouvera toujours des maris qui lui céderont leurs femmes, des pères qui lui amèneront burs filles, tout comme ce brave gentilhomme français, des Mémoires de Peuchot, qui implorait, en plein dix-huitième siècle, la grâce spéciale de placer sa fille dans le Parc-aux-Cerfs.
Il n’est pas étonnant non plus que le père et le mari les plus honnêtes nepuissent trouver justice contre le seigneur, grâce à la belle organisation judiciaire en Russie; tous les deux se verront alors dans la position de M. Tiercelin, auquel Louis XV fit voler, par M. Berryer, sa fille âgée de onze ans. Toutes ces sales infamies sont parfaitement possibles, je l’avoue; il suffit d’en appeler au souvenir de ceux qui connaissent les mœurs grossières et dépravées d’une partie de la noblesse russe; mais quant au paysan, celui-ci est bien loin d’être indifférent au dévergondage de ses maîtres.
Permettez-moi de vous en citer une preuve:
La moitié des seigneurs assassinés par leurs paysans (les documents statistiques en portent le chiffre de soixante à soixante-dix par an) tombent victimes de leurs exploits erotiques. Les procès sont rares; le paysan sait que le tribunal reste invariablement, sourd à ses plaintes; mais il a une hache, il la manie d’une manière admirable, et il le sait.
Gela dit sur les paysans, je vous demanderai, Monsieur, de vouloir bien me suivre dans quelques réflexions au sujet de la Russie civilisée.
Vous n’avez pas été plus indulgent pour le mouvement intellectuel que pour le caractère populaire; d’un seul trait de plume vous en avez effacé tout le travail, un travail produit par des mains enchaînées.
Un des personnages de Shakespeare ne sachant comment humilier un adversaire méprisé, lui dit: «Je doute même si tu existes!» Vous êtes allé plus loin, Monsieur; vous ne doutez même de la non¬existence de la littérature russe.
Je cite textuellement vos paroles:
«Nous ne nous amusons pas à regarder en haut, si quelques gens d’esprit de Pétersbourg, s’exerçant dans la langue russe, comme dans une langue savante, ont amusé l’Europe de la pâle
représentation d’une prétendue littérature russe. Sans m0ll respect pour Mickiewicz, pour les erreurs des saints, j’accuserais volontiers la facilité (disons même la clémence) avec laquelle il a bien voulu parler sérieusement de cette plaisanterie».
Je cherche en vain, Monsieur, la raison de cet accueil de dédain avec lequel vous recevez le premier cri de douleur d’un peuple qui se réveille en prison, élan que la main du geôlier s’efforce d’étouffer déjà à sa naissance.
Pourquoi n’avez-vous pas voulu prêter l’oreille aux accents déchirants de notre poésie si triste, de nos chants qui ne sont que des larmes sonores? Quel est le voile qui est venu vous dérober la vue de notre rire convulsif, de cette ironie perpétuelle qui cache notre cœur profondément ulcéré, et qui n’est au fond que la conscience fatale de notre impuissance?
Ah, que je voudrais pouvoir traduire dignement pour vous quelques pièces lyriques de Pouchkine, de Lermontoff, ou quelques chansons populaires de Koltzoff! Vous nous tendriez une main cordiale, Monsieur, vous seriez alors le premier à nous demander l’oubli de vos affirmations précédentes.
Après le communisme moujique, rien ne caractérise plus la Russie, rien ne présage autant son avenir, que son mouvement littéraire.
Entre le paysan et la littérature, se dresse le monstre de la Russie officielle, de la «Russie- mensonge», de la «Russie-choléra», ainsi que vous l’avez parfaitement nommée.
Cette Russie commence par l’empereur et continue de soldat à soldat, de greffier à greffier, jusqu’au plus petit adjoint d’un commissaire de police dans le district le plus éloigné de l’empire. C’est ainsi qu’elle se déroule et qu’elle gagne à chaque degré, comme dans les B o l g i de Dante, une nouvelle puissance de mal, une plus grande intensité de dépravation et de tyrannie. Pyramide vivante de crimes, d’abus, de concussions, de bâtons de police, d’administrateurs allemands sans cœur et toujours affamés, de juges ignorants et toujours ivres, d’aristocrates toujours laquais; le tout soudé par la complicité, parle partage du butin, et appuyé enfin sur six cent mille machines organiques à baïonnette.
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Le paysan ne se souille jamais par le contact avec ce monde de cynisme gouvernemental; il l’endure, voilà sa seule complicité.
Le camp opposé à la Russie officielle se forme d’une poignée d’hommes résignés, qui protestent, qui la combattent, qui la dévoilent, qui la minent.
Lutteurs isolés de temps à autre ils se voient traînés aux casemates, torturés, déportés en Sibérie, mais les postes ne restent oas longtemps vacants; de nouveaux combattants s’avancent; c’est là notre tradition, c’est là notre majorat à nous.
Les conséquences terribles de la parole humaine en Russie, en augmentent nécessairement la force. La voix de l’homme libre est recueillie avec sympathie et vénération, car pour l’élever chez nous, il faut absolument avoir quelque chose à dire. On ne se décide pas trop légèrement à publier ses pensées, lorsque au bout de chaque feuille, l’on voit poindre le gendarme, la troïka, la kibitka, et en perspective Tobolsk ou Irkoutsk.
J’ai assez parlé dans ma présente brochure de la littérature russe; je n’ajouterai ici que quelques réflexions générales.
Tristesse, scepticisme, ironie, telles sont les trois cordes de la lyre russe.
Lorsque Pouchkine commence un de ses meilleurs poèmes par ces mots calmes et lugubres: «Il n’y a pas de justice sur la terre… mais encore il n’y en a pas là-haut! C’est clair comme une simple gamme musicale!»60[60] Ne croiriez-vous pas, Monsieur, sentir votre cœur glacé, entrevoir derrière cette apparente tranquillité, une existence brisée, deviner un homme qui s’habitue déjà à souffrir?
Lermontoff, accablé du dégoût de la société au milieu de laquelle il vivait, adresse, à peine âgé de 30 ans, à ses contemporains les paroles suivantes:
«Je contemple avec douleur notre génération; son avenir est vide et sombre; elle vieillira dans l’inaction, elle s’affaissera sous le poids du doute et d’une science stérile.
La vie nous fatigue comme un long voyage sans but.
Nous sommes comme ces fruits précoces qui s’égarent parfois,
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orphelins étrangers parmi les fleurs; ils ne charment ni l’oeil ni le goût; ils tombent au moment de mûrir…
Nous nous précipitons vers la tombe, sans bonheur, sans gloire, et nous jetons avant le trépas un regard d’amer dédain sur notre passé.
Nous passerons inaperçus sur cette terre, foule morne, silencieuse et bientôt oubliée.
Nous ne léguerons rien à nos descendants, ni une idée féconde ni aucune œuvre de génie, et ils insulteront nos cendres par un vers dédaigneux ou par le sarcasme qu’adresse un fils ruiné à un père dissipateur».
Je ne connais qu’un seul poète moderne qui ait fait vibrer avec autant de force les cordes sombres de l’âme humaine. Ce poète naquit aussi esclave, et mourut également avant le réveil de sa patrie. C’est l’apologiste de la mort, le célèbre Léopardi, lui qui se représentait le monde comme une ligue de malfaiteurs faisant une guerre acharnée à quelques fous vertueux.
La Russie n’a eu qu’un peintre généralement connu: Bruloff. Quel est donc le sujet où l’artiste a cherché l’inspiration, quel est, dis-je, le sujet de son tableau chef-d’œuvre, qui lui a valu quelque réputation en Italie?
Regardez cette étrange production.
Sur une immense toile vous voyez des groupes d’hommes stupéfaits, effrayés; ils s’efforcent de se sauver; ils périssent au milieu d’un tremblement de terre, d’une éruption volcanique, d’un véritable orage de cataclysme; ils succombent à une force sauvage, stupide, inique, contre laquelle toute résistance serait inutile. Telle est l’inspiration puisée dans l’atmosphère de Pétersbourg.
Le roman russe n’est que de l’anatomie pathologique; ce n’est qu’une constatation du mal qui nous ronge, une accusation continuelle de soi-même, accusation sans répit ni miséricorde. Ici l’on n’entend point la voix douce descendue des ci eux, et qui annonce à Faust le pardon de la jeune fille coupable. Ici l’on ne cherche pas de consolation; le doute, la malédiction, seuls élèvent ici la parole. Et pourtant, si la Russie peut être sauvée, elle le sera par ce sentiment profond de notre situation, et par le peu de soin que nous mettons à le cacher devant le monde.
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«Celui qui avoue franchement ses défauts, sent qu’il y a en l ii quelque chose qui échappe et résiste à la chute; il comprend qu’il peut racheter son passé, et non seulement relever la tête, mais devenir, comme dans la tragédie de Byron, Sardanapale le héros, de Sardanapale l’efféminé».
Le peuple russe ne lit pas. Vous le savez bien, Monsieur, ce n’était pas non plus le peuple dés campagnes qui lisait les Voltaire et les Diderot; c’étaient la noblesse et une partie du tiers état. La partie éclairée du tiers état appartient en Russie à la noblesse. Cette dernière se constitue de tout ce qui a cessé d’être peuple; elle a même un prolétariat nobiliaire, qui se fond en partie dans l’élément populaire, et un autre prolétariat affranchi qui remonte vers le haut et s’ennoblit. Cette fluctuation, ce va-et-vient continuel, imprime à la noblesse russe un caractère que vous ne