trouverez pas dans les classes privilégiées du reste de l’Europe. En un mot, toute l’histoire russe, depuis Pierre Ier n’est que l’histoire de la noblesse et de l’influence que la civilisation européenne a exercée sur cette dernière. J’ajouterai ici que le-nombre de la noblesse en Russie, égale au moins la moitié du chiffre des électeurs en France, après la loi du 31 mai.
Pendant le XVIIIe siècle, la littérature néo-russe poursuivait le procès de l’élaboration de cette langue riche, sonore et magnifique que nous écrivons aujourd’hui, langage souple, énergique, apte à exprimer les idées les plus abstraites de la métaphysique allemande, et la phrase légère, pétillante d’esprit, de la conversation française. Cette littérature, éclose sous l’inspiration du génie de Pierre Ier, présentait un caractère gouvernemental, il est vrai, mais gouvernemental alors signifiait réformateur, presque révolutionnaire.
Le trône impérial, jusqu’au moment de la grande Révolution de 89, se drapait majestueusement dans les plus beaux plis de la civilisation et de la philosophie européennes. Catherine II méritait qu’on lui représentât des villages en carton et des palais en planches fraîchement badigeonnées; personne ne. connaissait mieux qu’elle l’art de la mise en scène. Au palais de l’Ermitage s’étalaient à l’envi Voltaire, Montesquieu, Beccaria. Vous connaissez, Monsieur, le revers de la médaille.
Cependant, un accent inattendu, étrange, commençait à troubler le concert triomphal des apologies pindariques de la cour. Ce son, vibrant d’une ironie sarcastique, d’une tendance fortement prononcée vers la critique, vers le scepticisme, ce son, dis-je, était le seul susceptible de vitalité, de développement ultérieur. Le reste, temporaire et exotique, devait nécessairement périr.
Le véritable caractère de la pensée russe poétique ou spéculative, se développe dans toute sa force depuis l’avènement au trône de Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c’est une émancipation tragique de la conscience, une négation implacable, une ironie amère, un malheureux retour sur soi- même. Un rire fou l’accompagne parfois, mais ce rire n’a en lui rien de gai.
Jeté dans un milieu accablant, doué d’une grande sagacité, d’une logique fatale, le Russe s’affranchit brusquement de la religion et des mœurs de ses pères.
Le Russe émancipé est l’homme le plus indépendant de l’Europe. Qui est-ce qui pourrait l’arrêter? Serait ce le respect pour son passé?.. Mais l’histoire de la Russie nouvelle ne commen-ce-t-elle pas par une négation absolue de la nationalité et de la tradition?
Serait-ce cet autre passé indéfini, la période de Pétersbourg peut-être? Ah, celui-là ne nous oblige à rien; «ce cinquième acte d’une tragédie sanguinaire jouée dans un lupanar»61[61] nous émancipe, mais il ne nous impose aucune croyance.
D’un autre côté, votre passé à vous, occidentaux, nous sert d’instruction, et voilà tout; nous ne nous considérons nullement comme exécuteurs testamentaires de votre histoire.
Vos doutes, nous les acceptons; votre foi ne nous émeut pas. Vous êtes pour nous trop religieux. Vos haines, nous les partageons; votre attachement pour l’héritage de vos ancêtres, nous ne le comprenons pas; nous sommes trop opprimés, trop malheureux pour nous contenter d’une demi- liberté. Vous avez des ménagements à garder; des scrupules vous retiennent; nous autres, nous n’avons ni ménagements, ni scrupules, mais la force nous manque pour le moment…
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C’est de là, Monsieur, que nous vient cette ironie, cette rage qui nous exaspère, qui nous mine, qui nous pousse en avant, qui nouS conduit quelquefois en Sibérie, à la torture, en exil, à une mort précoce. L’on se dévoue sans aucun espoir; par dégoût, parrinui… Il y a vraiment quelque chose d’insensé dans notre vie, mais rien de banal, rien de stationnaire, rien de bourgeois.
Ne nous accusez pas d’immoralité parce que nous ne respectons pas ce que vous respectez. Depuis quand reproche-t-on aux enfants trouvés de ne pas vénérer leur parents? Nous sommes libres, car nous commençons par nous-mêmes. Le traditionnel en nous, c’est notre organisme, c’est notre nationalité; ils sont inhérents à tout notre être; c’est là notre sang, notre instinct, et nullement une autorité obligatoire. Nous sommes indépendants, car nous ne possédons rien; nous n’avons presque
rien à aimer; il y a de l’amertume, de l’offense dans chacun de nos souvenirs. La civilisation, la science, on nous les a tendues au bout d’un knout.
Qu’avons-nous donc à démêler avec vos devoirs traditionnels, nous, les mineurs, les déshérités? Et comment pourrions-nous franchement accepter une morale fanée, une morale ni chrétienne ni humaine, existant seulement dans les exercices de rhétorique, et dans les réquisitoires des procureurs? Quelle vénération voudrait-on nous inspirer pour ce prétoire de votre justice barbaro- romaine, pour ces voûtes lourdes, écrasantes, sans air, sans lumière, rebâties au moyen âge, et replâtrées par les affranchis du tiers état? Ce n’est peut-être pas là le guet-apens des tribunaux russes, mais qui pourrait nous prouver que c’est de la justice? Nous voyons clairement que la distinction entre vos lois et les oukases gît principalement dans la légende du préambule. Les oukases commencent par une vérité accablante: «Le tzar l’ordonne»; vos lois portent en tête le mensonge offensant de la triple devise républicaine, l’invocation ironique du nom du Peuple français. Le Code¬Nicolas est dirigé exclusivement contre les hommes et en faveur de l’autorité. Le Code-Napoléon ne nous paraît pas avoir d’autre caractère. Nous traînons assez de chaînes que la force nous a imposées pour les alourdir encore d’autres, dues à notre Propre choix. Sous ce rapport nous nous trouvons parfaitement egaux à nos paysans. Nous obéissons à la force brutale; nous sommes
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esclaves parce que nous n’avons pas le moyen de nous affranchir-toutefois du camp ennemi, nous n’accepterons rien.
La Russie ne sera jamais protestante.
La Russie ne sera jamais juste-milieu.
La Russie ne fera pas de révolution, dans le seul but de se défaire du tzar Nicolas et d’obtenir, pour prix de sa victoire, des représentants-tzars, des tribunaux-tzars, une police-tzare, des lois-tzares.
Nous demandons trop peut-être, et nous ne parviendrons à rien. C’est possible, mais nous ne désespérons pas; la Russie avant 1848 ne pouvait, ne devait entrer dans la phase révolutionnaire: elle n’avait qu’à faire son éducation, et elle Ta fait en ce moment. Le tzar lui-même s’en aperçoit; aussi assomme-t-il à coup de massue les universités, les idées, les sciences; il s’efforce d’isoler la Russie de l’Europe, de tuer la civilisation; il fait son métier.
Réussira-t-il?
Je l’ai dit ailleurs: il ne faut pas se fier aveuglément à l’avenir; chaque fœtus a droit au développement, mais chaque fœtus ne se développe pas pour cela. L’avenir de la Russie ne dépend pas d’elle seule; il est lié à celui de l’Europe entière. Qui pourrait prédire le sort du monde slave, lorsque la réaction et l’absolutisme auront vaincu la Révolution en Europe?
Il périra peut-être, qui le sait?
Mais alors l’Europe périra aussi…
Et l’histoire continuera en Amérique.
J’en étais là, Monsieur, lorsque j’ai reçu les deux derniers feuilletons de votre légende. Mon premier mouvement à cette lecture, fut de jeter mon travail au feu. Pour un cœur aussi noble, aussi sincère que le vôtre, il ne fallait pas attendre la justice d’une réclamation du dehors, en faveur d’un peuple méconnu. Votre âme sympathique, aimante, a pris le dessus sur le rôle de juge inexorable, de vengeur d’un peuple martyr. Vous vous êtes contredit, mais de pareilles contradictions sont sublimes.
J’ai cependant pensé en relisant ma lettre, que vous pourriez y trouver quelques nouveaux aperçus sur la Russie, et sur le monde slave; je me suis décidé à vous l’envoyer. J’ai pleine confiance que vous me pardonnerez de bon cœur les endroits où j’ai pu me
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laisser emporter par une fougue barbare; on n’a pas pour rien du sang cosaque dans les veines. Je tenais tant, Monsieur, à modifier vos opinions sur le peuple russe; il m’était si triste, si pénible de nous voir accablés par votre main; je n’ai pu étouffer toujours la douleur de mes émotions; j’ai laissé courir ma plume jusqu’au bout. Je vois maintenant que vous ne désespérez pas de nous, je vois que sous le cafetan grossier du paysan russe vous avez retrouvé l’nomme, je le vois, et à mon tour je vous confesse que nous comprenons parfaitement l’impression que le nom seul de la Russie doit éveiller dans l’âme de tout homme libre. Nous la maudissons souvent nous-mêmes, cette triste patrie. Vous le savez, Monsieur, sans quoi vous n’auriez pas écrit ces remarquables paroles: «Tout ce que nous avons dit sur le néant moral de la Russie, est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux — mêmes».
Nous aussi, nous sommes revenus de nos oraisons funèbres sur la Russie, et avec vous nous disons: «Sous la tombe est une étincelle». Vous l’avez devinée par l’intuition de l’amour; nous autres, nous l’avons vue, nous l’avons sentie. Cette étincelle ne s’est pas éteinte dans le sang, ni dans les glaces de la Sibérie, ni dans les profondeurs des mines et des cachots. Ah, puisse-t-elle couver sous la cendre! La bise âpre, sauvage, qui souffle de l’Europe, serait de force à l’anéantir. La Russie se trouve serrée entre deux Sibéries; l’une blanche de neige, l’autre blanche d’opinion.
L’heure de notre action n’a pas sonné; la France se prévaut encore à juste titre de l’honneur du premier pas; elle aura même toutes les difficultés du choix, et cela jusqu’en 1852. L’Europe nous précédera sans faute dans la tombe ou dans la vie nouvelle, non seulement en vertu de son droit d’aînesse, mais à cause du rapport général de la révolution sociale au monde slave, ainsi que j’ai tâché de le démontrer. Le jour de notre action peut être éloigné; le jour de la conscience, de la pensée, de la parole s’est déjà levé. Nous avons assez vécu dans le silence et dans le sommeil; il est temps de raconter nos rêves et les fruits de nos méditations.
Et en effet, à qui la faute, s’il a