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Собрание сочинений в тридцати томах. Том 6. С того берега. Долг прежде всего

пограничный кордон ad hoc[80 — для этого случая (лат.). – Ред.] и новое ведомство предупреждения и пресечения ввоза мятежной книги – и все-таки печатаю ее для русских в России. Мы посмотрим, кто сильнее – власть или мысль. Мы посмотрим, кому удастся – книге ли пробраться в Россию или правительству не пропустить ее.

Да здравствует свобода книгопечатания!

Париж

1 мая 1849

NB. Сборник, предлагаемый теперь, составлен из статей, писанных в 48 году и в начале нынешнего. Я присовокуплю к ним маленький очерк. «Крайности сходятся», не пропущенный цензурой, и небольшую статью «Москва и Петербург», написанную очень давно и которая имела некоторый успех (разумеется, в рукописи). Наконец, я тут же поместил первую часть повести «Долг прежде всего». Я не могу теперь ее продолжать и вообще не знаю, когда возвращусь опять к ней. Другие занятия, другая жизнь отвлекли меня от чисто литературной деятельности. Следующая книжка будет заключать в себе, сверх продолжения парижских писем, ряд статей о значении России, о ее отношениях к Европе, о ее быте.

La Russie: #c003002

A G. H.

Mon cher ami. Vous avez désiré voir mes élucubrations russes sur l’histoire des événements contemporains: les voici. Je vous les adresse de bon cœur. Vous n’y trouverez rien de neuf. Ce sont là des sujets, sur lesquels nous nous sommes si souvent et si tristement entretenus, qu’il serait difficile d’y rien ajouter. Votre corps, il est vrai, tient encore à ce monde inerte et décrépit dans lequel vous vivez; mais déjà votre âme l’a quitté pour s’orienter et se recueillir en elle-même. Vous êtes ainsi arrivé au même point que moi, qui me suis éloigné d’un monde incomplet, livré encore au sommeil de l’enfance et n’ayant pas conscience de lui-même.

Vous vous sentiez à l’étroit au milieu de ces murs noirâtres, crevassés par le temps et menaçant ruine de toutes parts; j’étouffais, de mon côté, dans cette atmosphère chaude et humide, au milieu de cette vapeur calcaire d’un édifice inachevé: on ne saurait vivre dans un hôpital ni dans une crèche. Partis de deux extrêmes opposés, nous nous rencontrons au même point. Etrangers dans notre patrie, nous avons trouvé un terraia commun sur une terre étrangère. Ma tâche, il faut l’avouer, a été moins pénible que la vôtre. A moi, fils d’un autre monde, il m’a été facile de m’affranchir d’un passé que je ne connaissais que par ouï-dire et dont je n’avais aucune expérience personnelle.

La position des Russes, à cet égard, est très remarquable. Nous sommes moralement plus libres que les Européens, et ce n’est pas seulement parce que nous sommes affranchis des grandes épreuves à travers lesquelles se développe l’Occident, mais aussi parce que nous n’avons point de passé qui nous maîtrise. Notre histoire est pauvre, et la première condition de notre vie nouvelle a été de la renier entièrement. Il ne nous est resté de notre passé que la vie nationale, le caractère national, la cristallisation de l’Etat: tout le reste est élément de l’avenir. Le mot de Goethe sur l’Amérique s’applique fort bien à la Russie:

«Dans ton existence pleine de sève et de vie, tu n’es troublée ni par d’inutiles souvenirs, ni par de vaines discussions».

Je suis venu, comme étranger, en Europe; vous, vous vous êtes fait étranger. Une fois seulement, et pour quelques instants, nous nous sommes sentis chez nous: c’était au printemps de1848. Mais combien cher nous avons payé ce rêve, quand, au réveil, nous nous sommes trouvés au bord de l’abíme, sur la pente du quel est placée la vieille Europe, aujourd’hui sans force, sans initiative et paralysée de tous ses sens. Nous voyons avec effroi la Russie se préparer à pousser encore plus avant vers leur ruine les Etats épuisés de l’Occident, semblables à un mendiant aveugle conduit au précipice par la malice d’un enfant.

Nous n’avons point cherché à nous faire illusion. Le chagrin dans l’âme, prêts d’ailleurs à tout événement, nous avons étudié jusqu’au bout cette effroyable situation. Quelques observations fugitives, empruntées à cette série de pensées qui nous occupaient dans ces derniers temps, se mêlaient à nos entretiens, et leur donnaient pour vous un certain charme; elles n’en auront aucun pour d’autres, pour ceux-là surtout qui sont placés avec nous sur le bord du même abîme. L’homme, en général, n’aime pas la vérité; mais quand elle contrarie ses désirs; quand elle fait évanouir ses rêves les plus chers; quand il ne peut l’acquérir qu’au prix de ses espérances et de ses illusions, il se prend alors de haine contre elle, comme si elle en était cause.

Nos amis sont si vains dans leurs espérances; ils acceptent si facilement le fait accompli! Furieux contre la réaction, ils la regardent comme quelque chose d’accidentel et de passager; à leurs yeux, c’est un mal aisément guérissable qui n’a ni sens profond, ni racines étendues. Peu d’entre eux veulent reconnaître que la réaction est puissante, parce que la Révolution a été faible. Les démocrates politiques se sont effrayés des démocrates socialistes, et la Révolution s’est brisée en retombant sur ellemême.

Tout espoir d’un développement calme et paisible dans sa marche progressive s’est évanoui, tous les ponts de transition se sont rompus. Ou l’Europe succombera sous les coups terribles du Socialisme, ébranlée, arrachée par lui de ses fondements, comme autrefois Rome succomba sous les efforts du christianisme; ou l’Europe, telle qu’elle est, avec sa routine au lieu d’idées, avec sa décrépitude au lieu d’énergie, vaincra le Socialisme, et, comme une seconde Byzance, se traînera dans une longue apathie, en cédant à d’autres peuples, à d’autres contrées le progrès, l’avenir, la vie. S’il pouvait y avoir un troisième terme, ce serait le chaos d’une lutte universelle sans victoire d’aucun côté; la confusion d’un soulèvement et d’une effervescence générale qui conduirait au despotisme, à la terreur, à l’extermination.

Rien en cela d’impossible; nous sommes à l’entrée d’une époque de larmes et de souffrances, de hurlements et de grincements de dents, nous avons vu des deux côtés s’en dessiner le caractère. Qu’on se rappelle seulement l’insurrection de Juin et de quelle manière elle a été comprimée. Depuis lors, les partis se sont aigris toujours davantage; on ne ménage plus rien, et le Tiers-état, qui, pendant des siècles, a dépensé tant de travail et d’efforts pour acquérir quelques droits et quelque liberté est prêt à tout sacrifier de nouveau.

Il voit qu’il ne peut même tenir sur le terrain légitime d’un Polignac et d’un Guizot, et revient sciemment aux temps de la Saint-Barthélémy, de la guerre de Trente Ans et de l’Edit de Nantes, derrière lesquels on aperçoit la barbarie, la ruine, de nouvelles agglomérations de peuples et les faibles commencements d’un monde à venir. Le germe historique se développe et croît lentement; il lui a fallu cinq siècles de ténèbres pour organiser quelque peu le monde chrétien, après que déjà cinq siècles avaient passé sur l’agonie du monde romain.

C’est une pénible époque que la nôtre! Tout, autour de nous, se dissout; tout s’agite dans le vague et l’inutilité; les plus noirs pressentiments se réalisent avec une effrayante rapidité. Six mois ne se sont pas écoulés depuis que j’ai écrit mon troisième dialogue. Alors nous nous demandions encore s’il y avait, ou non, quelque chose à faire; aujourd’hui cette question n’est déjà plus de mise; car nous commençons à douter même de la vie… La France est devenue l’Autriche de l’Occident, elle s’abîme dans l’opprobre et la fange. Le sabre prussien arrête les dernières palpitations du mouvement allemand; la Hongrie saigne de toutes ses veines sous les coups redoublés de la hache de son bourreau impérial; la Suisse attend une guerre générale; la Rome chrétienne succombe avec la grandeur et la majesté de l’ancienne Rome païenne, en imprimant une flétrissure éternelle au front de ce pays, qui, naguère, était placé si haut dans l’amour des Peuples. Un libre penseur qui refuse de se courber devant la force, n’a plus, dans toute l’Europe, d’autre refuge que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amérique.

«Si la France succombe, – a dit un de nos amis, – il faut alors proclamer toute l’humanité en danger». Et cela est peutêtre vrai, si, par l’humanité, nous entendons seulement l’Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l’entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder à la manière de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome; parce que nous tenons pour barbare tout ce qui n’est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est placé en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument à rien?

Le premier Romain, dont le regard observateur perça la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l’âme accablée de tristesse, et, par désespoir, ou peut-être parce qu’il était plus haut placé que les autres, il jeta un coup d’œil au-delà de l’horizon national, et son regard fatigué s’arrêta sur les barbares. Il écrivit son livre les Mœurs des Germains; et il eut raison, car l’avenir leur appartenait.

Je ne prophétise rien; mais je ne crois pas non plus que les destins de l’humanité et son avenir soient attachés, soient cloués à l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas à se relever par une transformation sociale, d’autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d’autres qui s’y préparent. L’une est connue, je veux dire les Etats de l’Amérique du Nord; l’autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît; peu ou mal.

L’Europe entière sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a répété le cri du braillard berlinois: «Ils viennent, les Russes! les voilà! les voilà!» Et, en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont déjà venus, grâce

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