n’était pas celui de la patrie; ils comprirent toute leur faiblesse, et le désespoir les saisit. Cachant au fond de leur âme leurs larmes et leurs douleurs, ils se dispersèrent dans leurs campagnes et sur toutes les grandes routes de l’Europe. Pétersbourg, à l’exemple du gouvernement, prit un tout autre caractère; ce fut une ville en état de siège perpétuel. La société rebroussa chemin à grands pas. Les sentiments aristocratiques de la dignité humaine qui, sous Alexandre, avaient gagné beaucoup de terrain, furent refoulés jusqu’à rendre possible une loi pour les passeports à l’étranger, jusqu’à rendre possible ces mœurs que vous dépeint Custine.
Mais le travail intérieur se continua, d’autant plus énergique dans ses profondeurs qu’il ne trouvait aucune occasion de se révéler par des faits à la surface. De temps en temps retentissaient des voix qui faisaient tressaillir toutes les fibres du cœur humain: c’était un cri de douleur, un gémissement d’indignation, un chant de désespoir, et, à ce cri, à ce gémissement, à ce chant, se mêlait la triste nouvelle du sort encouru par quel-qu’audacieux, forcé de chercher l’exil dans les contrées du Caucase ou de la Sibérie. C’est ainsi que, dix ans après le 26 décembre, un penseur a jeté dans le monde quelques feuilles qui, partout où se trouvent, en Russie, des lecteurs, produisirent une secousse électrique.
Cet écrit était un reproche calme et sans amertume; il ressemblait à un examen sans passion de la situation des Russes, mais c’était le coup d’œil irrité d’un homme profondément offensé dans les plus nobles parties de son être. Sévère et froid, il demande compte à la Russie de toutes les souffrances qu’elle prépare à l’homme pensant, et, après les avoir analysées toutes, il se détourne avec horreur, il maudit la Russie dans son passé, il dédaigne son présent, et ne prophétise que malheur à son avenir. On n’entendait pas de ces voix-là pendant la brillante époque du libéralisme un peu exotique d’Alexandre, – elles n’éclatèrent même pas dans les poésies de Pouchkin; pour les arracher d’une poitrine humaine, il a fallu le poids intolérable d’une terreur de dix ans: il nous a fallu voir la ruine de tous nos amis, la gloire du siège de Varsovie et la pacification de la Pologne.
Tschaadaeff avait tort en beaucoup de points, mais sa plainte était légitime et sa voix avait fait entendre une terrible vérité. C’est là ce qui explique son immense retentissement. A cette époque, tout ce qui est de quelque importance en littérature prend un nouveau caractère. C’en est fait de l’imitation des Français et des Allemands, la pensée se concentre et s’envenime; un désespoir plus amer et une plus amère ironie de son propre destin éclate partout, aussi bien dans les vers de Lermontoff que dans le rire moqueur de Gogol, rire, sous lequel, suivant l’expression de l’auteur, se cachent les larmes.
Si les éléments de la vie nouvelle et du mouvement restèrent alors isolés; s’ils n’arrivèrent pas à cette unité qui régnait avant le 26 décembre, c’est, avant tout, que les questions les plus importantes devinrent beaucoup plus complexes et plus profondes. Tous les hommes sérieux comprirent qu’il ne suffisait plus de se traîner à la remorque de l’Europe, qu’il existe en Russie quelque chose qui lui est propre et particulier, et qu’il faut nécessairement étudier et comprendre dans le passé et dans le présent.
Les uns, dans ce qui est propre à la Russie, ne virent rien d’hostile ni d’antipathique aux institutions de l’Europe; loin de là, ils prévoyaient le temps, où la Russie, au-delà de la période de Pétersbourg, et l’Europe, au-delà du constitutionnalisme, viendraient à se rencontrer. Les autres, au contraire, rejetant sur le caractère antinational du gouvernement tout le poids de la situation présente, confondirent dans une même haine tout ce qui tient à l’Occident.
Pétersbourg enseigna à ces hommes à mépriser toute civilisation, tout progrès; ils voulaient retourner aux formes étroites des temps qui avaient précédé Pierre I, et dans lesquels la vie russe se trouverait de nouveau à peu près étranglée. Heureusement, le chemin, pour revenir à la vieille Russie, s’est depuis longtemps couvert d’une épaisse forêt, et ni les slavophiles ni le gouvernement ne réussiront à la raser.
La lutte de ces partis, a, depuis dix ans, donné à la littérature une nouvelle vie; les journaux ont vu s’accroître considérablement le nombre de leurs souscripteurs, et, aux cours d’histoire, les bancs de l’université de Moscou rompaient sous la foule des auditeurs. N’oubliez pas que, dans l’excessive pauvreté d’organes de l’opinion publique, les questions de littérature et de science se sont transformées en une arène pour les partis politiques. Tel était l’état de choses lorsque la Révolution, de Février éclata.
Le gouvernement, d’abord étourdi, ne fit rien, mais lorsqu’il vit l’allure humble et soumise de la modeste République, il reprit bientôt ses sens. Le gouvernement russe déclara hautement qu’il se considérait comme le champion du principe monarchique et, présageant la solidarité de la civilisation avec la Révolution (à l’exemple de l’Assemblée Nationale française) il ne cacha pas qu’il était prêt à tout sacrifier pour la cause de l’ordre. Le gouvernement russe, avec plus d’énergie que cette Assemblée, marcha, dans sa cynique hardiesse, à l’anéantissement de la civilisation et du progrès.
Qu’en adviendra-t-il?.. En Russie, peut-être, la ruine de tout élément civilisateur. Epouvantable résultat! Mais la Russie n’en sera pas abîmée pour cela. Il est même fort possible que ce résultat devienne, pour le Peuple, le signal du réveil, et que s’ouvre alors une nouvelle ère pour la justice et les droits du Peuple.
Le gouvernement, en attendant, semble avoir oublié, qu’il est né à Pétersbourg, qu’il est le gouvernement de la Russie civilisée; qu’il est lié, lui aussi, par les gages qu’il a donné à la civilisation européenne, et qu’en dépit de ses airs actuels d’orthodoxie et de nationalité, le paysan russe le regarde toujours comme allemand.
Le sort du trône de Pétersbourg – admirez la sublime ironie! – est lié à la civilisation; en l’anéantissant il se précipite dans un abîme effroyable, et s’il la laisse grandir, il tombe dans un autre abîme. – Il est possible, d’ailleurs, que la Russie, par suite d’une oppression intolérable, se décompose en un grand nombre de parties; peut-être aussi se précipitera-t-elle tout simplement en avant, et, dans son impatience, secouera-t-elle, de dessus son dos vigoureux, les cavaliers maladroits. Tout cela est encore dans l’avenir, et je ne suis pas maître dans l’art de la divination.
Après tout ce que j’ai dit, voilà la question que l’on s’adresse involontairement. Quelle idée, quelle pensée apporte donc ce Peuple dans l’histoire? Jusqu’à présent, nous voyons seulement qu’il se présente lui-même, et c’est là, d’ordinaire, la condition de tout ce qui n’a pas encore mûri. Quelle idée apporte un enfant dans la famille? Rien autre chose que la faculté, la disposition, la possibilité d’un développement. Quant à savoir si cette possibilité existe, si les mucles de l’enfant sont vigoureux, si ses facultés y répondent, ce sont là des questions abandonnées à notre examen. Et voilà précisément pourquoi j’insiste aujourd’hui plus que jamais sur la nécessité d’étudier la Russie.
En face de l’Europe, dont les forces se sont épuisées à travers les luttes d’une longue vie, se pose un Peuple, dont l’existence commence à peine, et qui, sous la dure écorce extérieure du tzarisme et de l’impérialisme, a grandi et s’est développé, comme les cristaux croissent sous une géode; l’écorce du tzarisme moscovite est tombée, aussitôt qu’elle est devenue inutile; l’écorce de l’impérialisme adhère encore moins fortement à l’arbre.
Il est vrai que, jusqu’à présent, le Peuple russe ne s’est en rien occupé de la question de gouvernement; sa foi a été celle d’un enfant, sa soumission toute passive. Il ne s’est réservé qu’un seul fort, resté debout à travers tous les âges: c’est sa commune rurale, et par là il est plus près d’une Révolution sociale que d’une Révolution politique. La Russie naît à la vie comme Peuple, le dernier de tous, encore plein de jeunesse et d’activité à une époque, où les autres Peuples veulent du repos; il apparaît dans l’orgueil de sa force à une époque, où les autres Peuples se sentent fatigués et sur leur déclin. Son passé a été pauvre, son présent est monstrueux; il est vrai que cela ne constitue encor aucuns droits.
Grand nombre de Peuples ont disparu de la scène de l’histoire, sans avoir vécu dans toute la plénitude de la vie; mais ils n’avaient pas, comme la Russie, des prétentions aussi colossales sur l’avenir. Vous le savez: dans l’histoire on ne peut pas dire tarde venientibus ossa, au contraire, les meilleurs fruits leur sont réservés, s’ils sont capables de s’en nourrir. Et c’est ici la grande question.
La force du Peuple russe est avouée de toute l’Europe par la crainte même qu’il lui inspire; il a montré ce dont il est capable dans la période de Pétersbourg; il a beaucoup fait, et cela, malgré les chaînes dont ses mains étaient chargées: chose étrange et vraie cependant, comme il est vrai que d’autres peuples, pauvrement doués, ont consumé des siècles entiers sans rien faire, quoique jouissant d’une pleine liberté. La justice n’appartient pas aux qualités eminentes de l’histoire; la justice est trop sage et trop prosaïque, tandis que la vie, dans son développement, est au contraire capricieuse et poétique. Au point de vue de l’histoire, la justice donne à qui n’a pas mérité; le mérite trouve d’ailleurs sa récompense dans le service même qu’il a rendu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voilà, mon cher ami, tout ce que je voulais vous dire pour cette fois. Je pourrais fort bien terminer ici, mais il me vient à cette