pour que ce changement arrive ils n’ont qu’à travailler dans l’ordre établi, plus ce changement sera difficile à accomplir; et là est le défaut principal du discors de M. Zola.
Mais au contraire plus les hommes croiront qu’il ne dépend que d’eux mêmes de changer leurs rapports mutuels et qu’ils peuvent le faire quand ils le voudront en se mettant à aimer les uns les autres au lieu de s’entredéchirer comme ils le font à présent et plus cela deviendra possible. Plus les hommes se laisseront aller à cette suggestion et plus ils seront entraînés à la réaliser. Et c’est là le grand mérite de la lettre de M. Dumas. M. Dumas n’appartient à aucun parti, à aucune religion; il a aussi peu de foi dans les superstitions du passé que dans celles du présent, et c’est précisément à cause de cela qu’il observe, qu’il pense et qu’il voit non seulement le présent, mais aussi l’avenir, comme ceux que l’on appelait dans l’antiquité les voyants. Il paraîtra étrange à ceux qui, en lisant un écrivain, ne voient que le contenu d’un livre et non pas l’âme de l’écrivain, que M. Dumas, l’auteur de la «Dame aux camélias» et de l’«Affaire Clemenceau», ce même Dumas voit l’avenir et prophétise. Mais si bizarre que cela nous paraisse, la prophétie se faisant entendre non pas dans le désert ou sur les bords du Jourdain et de la bouche d’un ermite couvert de peaux de bêtes, mais apparaissant dans un journal quotidien au bord de la Seine — n’en reste pas moins prophétie.
Les paroles de M. Dumas eu ont tous les attributs: 1-e celui de toute prophétie d’être tout à fait contraire à la dispositon générale des hommes au milieu desquels elle se fait entendre; 2-e celui que malgré cela tous ceux qui l’entendent ressentent sa vérité, et 3-e surtout celui que la prophétie pousse les hommes à réaliser ce qu’elle prophétise.
M. Dumas prédit que les hommes après avoir tout essayé, se mettront sérieusement à appliquer à la vie la loi de l’amour fraternel et que ce changement se produira beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. On peut contester la proximité de ce changement, même sa possibilité, mais il est évident que s’il se produisait, il résoudrait toutes les contradictions, toutes les difficultés et détournerait tous les malheurs dont nous menace la fin de notre siècle.
La seule objection ou plutôt la seule question que l’on puisse faire à M. Dumas, c’est de lui demander pourquoi, si l’amour du prochain est possible, inhérent à la nature humaine, pourquoi il s’est passé tant de milliers d’années (car le commandement d’aimer Dieu et son prochain n’est pas un commandement du Christ mais encore de Moïse) sans que les hommes qui connaissaient ce moyen de se rendre heureux, ne l’aient pratiqué.
Quelle est la cause qui empêche la manifestation dé ce sentiment si naturel et si bienfaisant pour l’humanité?
Il est évident que ce n’est pas assez de dire: aimez vous les uns les autres. Cela se dit depuis 3000 ans, on ne cesse de le répéter sur tous les tons du haut de toutes les chaires religieuses et même laïques; mais les hommes continuent à s’exterminer au lieu de s’aimer comme on le leur prêche depuis tant de siècles. Personne de nos jours ne doute que si les hommes, au lieu de s’entre-déchirer en recherchant chacun leur propre bonheur celui de leur famille ou de leur patrie, s’aidaient les uns les autres, s’ils remplaçaient l’égoïsme par l’amour, s’ils organisaient leur vie sur le principe collectiviste au lieu du principe individualisme, comme le disent dans leur mauvais jargon les sociologues, s’ils s’aimaient entre eux comme ils s’aiment eux mêmes, si au moins ils ne faisaient pas aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur fût fait, comme cela a été bien dit depuis 2000 ans, la dose de bonheur personnel que recherche chaque homme serait plus grande et la vie humaine en général serait raisonnable et heureuse au lieu d’être ce qu’elle est, une suite de contradiction et de souffrances.
Personne ne doute de ce que si les hommes continuent à s’arracher les uns aux autres la propriété du sol et les produits de leur travail la revanche de ceux qui étaient privés du droit de travailler à la terre et des produits de leur travail ne se fera pas attendre et que tous ceux qui ont été privés de leur droits reprendront avec violence et vengeance tout ce qui leur a été enlevé. Pessonne ne doute non plus de ce que les armements réciproques des nations n’aboutissent à de terribles massacres et à la ruine et à la dégénération de tous les peuples enchaînés dans ce cercle d’armements réciproques. Personne ne doute de ce que l’ordre de choses actuel s’il se prolonge encore pendant quelques dizaines d’années n’aboutisse à une débacle générale.
Excepté cela tous les hommes de notre monde chrétien reconnaissent si ce n’est la loi religieuse de l’amour, la règle morale du même principe chrétien de ne pas faire à son prochain ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fit et malgré cela continuent à faire tout le contraire de ce qu’ils reconnaissent.
Evidemment il y a une raison majeure, qui les empêche de faire ce qui leur est avantageux, ce qui les sauveraient des dangers qui les menacent et ce que leur dicte leur conscience. Dire que l’amour appliqué à la vie est une chimère! Mais alors pourquoi depuis tant de siècles les hommes se laisseraient ils tromper par ce rêve irréalisable. Il serait temps de le reconnaître. Or les hommes ne peuvent se résoudre ni à suivre dans leur vie la loi de l’amour, ni à abandonner l’idée de le faire. D’où cela vient-il? Quelle est la raison de cette contradiction qui dure depuis des siècles? Ce n’est pas que les hommes de notre temps n’aient le désir ni la possibilité de faire ce que leur dictent à la fois et leur bon sens et le danger de leur état et surtout la loi de Celui qu’ils nomment Dieu et leur conscience, mais c’est qu’ils font précisément ce que M. Zola leur conseille de faire: ils sont occupés, ils travaillent tous à un travail commencé depuis longtemps et dans lequel il est impossible de s’arrêter pour se concentrer, de réfléchir à ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être.
Toutes les grandes révolutions dans la vie des hommes se font dans la pensée. Qu’un changement se produise dans la pensée des hommes et l’action suivra aussi immanquablement la direction de la pensée que la barque suit la direcrion donnée par le gouvernail. Dès sa première prédication Jésus ne disait pas aux hommes: aimez vous les uns les autres (il enseigna l’amour plus tard à ses disciples), mais il disait ce que prêchait avant lui Jean Baptiste — le repentir, le μετανοείτε с. a. d. le changement de la conception de la vie p-μετανοείτε changez votre conception de la vie ou bien vous périrez tous, disait-il. Le sens de votre vie ne peut pas consister dans la poursuite de votre bien-être personnel ou de celui de votre famille ou de votre nation parce que ce bonheur ne peut être atteint qu’au détriment de celui de votre prochain. Comprenez bien que le sens de votre vie ne peut consister que dans l’accomplissement de la volonté de celui qui vous a envoyé dans cette vie et exige de vous non pas la poursuite de vos intérêts personnels mais Г accomplissement de son but à lui, de l’établissement du royaume des cieux comme le disait Jésus.
μετανοείτε, changez de manière de concevoir la vie ou bien vous périrez tous, disait-il il y a 1800 ans, et il ne cesse de le faire à présent par toutes les contradictions et tous les maux de notre temps qui proviennent tous de ce que les hommes ne l’ont pas écouté et n’ont pas accepté la conception de la vie qu’il leur proposait. μετανοείτε, disait-il, ou bien vous périrez tous. Et l’alternative est la même qu’elle l’était il y a 1800 ans. La seule différence est qu’elle est plus pressante de nos jours que du temps de Jésus. S’il était possible il y a 2000 ans du temps de l’empire Romain, même du temps de Charles Quint, même du temps d’avant la révolution et les guerres Napoléoniennes de ne pas voir la futilité, je dirai même l’absurdité des tentatives d’acquérir le bonheur personnel, de la famille, de la nation ou de l’état par la lutte contre tous ceux qui recherchent le même bonheur personnel de la famille ou de l’état, cette illusion est devenue parfaitement impossible de notre temps pour chaque homme qui s’arrêterait ne fût — ce que pour un instant dans sa besogne et réfléchirait à ce qu’il est ce qu’est le monde autour de lui et ce qu’il devrait être. De sort, que si j’étais appelé à donner un conseil unique et celui que je juge le plus utile aux hommes de notre siècle, je ne leur dirai qu’une chose: au nom de Dieu arrêtez vous pour un instant, cessez de travailler, regardez autour de vous, pensez à ce que vous êtes, ce que vous devriez être, pensez à l’idéal.
M. Zola dit que les peuples ne doivent pas regarder en haut, ni croire à une puissance supérieure, ni s’exalter dans l’idéal. Probablement M. Zola sousentend sous le mot idéal, ou bien le surnaturel, c’est à dire le fatras théologique de la Trinité, de l’Eglise, du pape etc. ou bien l’inexpliqué, comme il le dit, les forces du vaste monde dans lequel [nous] nous baignons. Et dans ce cas les hommes feront bien de suivre