théorie entraînante du défunt avait fortement agi sur moi, et pendant longtemps j’ai été sous sa fascination complète. Je recherchais partout, dans la pratique et les livres, de nouveaux témoignages et de nouvelles preuves en faveur de sa doctrine. Elles étaient abondantes de tous les côtés. C’est ainsi que j’ai trouvé une pensée frappante par sa pénétration et sa rectitude, énoncée par un auteur anglais Byron; il dit (Don Juan, ch. XIV, v. 87 et suiv.) que «si on voulait libérer tous les malades de Bedlam et mettre tous ceux qui sont en liberté dans les asiles des aliénés, la différence serait à peine perceptible». Et quel pays présenterait un champ plus vaste pour cette expérimentation que l’Angleterre! C’est aussi avec beaucoup de raison qu’un autre écrivain anglais, William Shakespeare, fit une allusion à la quantité des aliénés dans le Royaume-Uni, en disant que l’on envoyait un certain prince de Danemark en Angleterre pour cacher l’état de sa folie. Enfin, c’est aussi en Angleterre que retentit la première grande et libre protestation de la folie spéciale, opprimée, emprisonnée par la folie générale. «Tout le monde, — dit un
malheureux prisonnier, détenu dans une maison de santé, à son médecin, — me prend pour un fou, et je pense la même chose de tout le monde. Mon seul malheur consiste en cela, que la majorité est du côté de mon adversaire».
Paroles généreuses, paroles d’or à jamais mémorables.
Mais je ne surchargerai pas ma lettre de citations corroboratives; au contraire, je veux constater que, par la suite, des doutes graves s’élevèrent dans mon esprit.
Plus âgé que moi, l’estimable docteur Kroupoff avait encore dans sa science médicale une tendance mystique et des idées de franc-maçonnerie qui étaient alors très répanduesiii[3] à Moscou. Moi, au contraire, j’ai subi plutôt l’influence philosophique, qui, loin de me satisfaire, ne fit que me pousser dans la voie, m’abandonnant seul à mes propres forces.
Après avoir découvert et constaté les nuances religieuses de la doctrine si estimée du docteur Kroupoff, j’ai pris des notes, et pour plus de popularisation, je les ai écrites en latin. Par la suite, malheureusement, j’ai abandonné ce travail, et, loin de lui donner un développement, ja n’ai pas même tenté de mettre mes notes en ordre systématique.
Je consacre, monsieur le rédacteur, tout mon temps, comme l’exigent mes devoirs, aux gens qui ont déjà terminé leur carrière terrestre; mes occupations et mes rapports avec mes semblables commencent, pour ainsi dire, avec la constatation légale de leur décès. Grâce à l’acclimatation dans notre patrie du choléra et du développement progressif du typhus et de la fièvre de retour, les hôpitaux civils et militaires nous fournissaient tant de sujets d’autopsie et de dissection, que ce n’étaient que les journées fériées et caniculaires que je pouvais donner à mes occupations psychiatriques, qui étaient pour moi bien plus une récréation et un extra qu’un travail obligatoire.
J’oubliai complètement mon petit cahier, lorsqu’un de mes collègues, de retour d’Allemagne (vous me permettrez de ne pas mentionner son nom avant son transfert dans la salle des dissections, et vous en saisirez certainement la raison), m’apporta la feuille périodique que vous rédigez. J’y ai trouvé la dissertation introductrice de mon maître et collègue le docteur Kroupoff, vulgarisée en langue française. Cela m’a fait involontairement penser à mon ébauche. Je l’ai donc relue, corrigée et transcrite en partie.
Le départ de notre savant professeur d’exégèse théologique, W. Kilianus, auteur de la célèbre explication de l’anatomie par la Bible, ouvrage couronné par la Faculté de médecine de Vienne et le Consistoire protestant de Berlin, me présenta une occasion de vous l’envoyer, très estimé rédacteur.
Si vous ne trouvez aucune objection (et mon respect pour la mémoire de l’honorable docteur Kroupoff peut vous servir de garantie, qu’en parlant de lui je ne pouvais me servir de la moindre expression dénuée d’urbanité) à publier ce faible, mais sincère essai, vous obligerez beaucoup la science psychiatrique. Car, je l’avoue, j’ai peu d’espérance de pouvoir l’éditer dans notre patrie, après l’abolition de la censure et le dédoublement de la responsabilité, en prenant d’autant plus en considération l’accroisement des tendances théocratiques de la police russe et les passions policières du clergé orthodoxe.
Il dépend complètement de vous d’imprimer mon faible essai en latin ou de le traduire dans une autre langue. Je hasarderai seulement l’observation que la langue latine est plus populaire dans la république des sciences.
Monsieur le rédacteur, je reste summa cum pietate
Titus L eviathansky,
Prosector atque anatomiae professor adjunctus.
P. S. Je ne vous écris pas mon adresse, ne voulant nullement, monsieur, recevoir, par la poste, une lettre de vous, par des raisons qui n’amoindrissent pas mes sentiments de respect, que j’ai l’honneur de répéter.
T. L. pr.-pr.
Ne voulant pas disputer avec mon honorable prosecteur si la langue latine est la plus populaire, je me suis décidé à traduire en russe son cahier; et ce n’est qu’en me mettant au travail que je me suis aperçu combien j’avais déjà perdu mon latin. Heureusement, à côté de moi demeurait un prêtre orthodoxe (grec). — C’est une très belle invention de bâtir maintenant dans toutes les villes de bains, de jeux, une chapelle russe. En général, on enseigne beaucoup de latin aux prêtres russes probablement pour soutenir en eux un sentiment d’animosité contre tout ce qui est romain. Je m’adressai donc au docte compatriote, en le priant de me donner un coup d’épaule et sa bénédiction. Je dois non seulement le remercier, mais ajouter, pour sa justification, qu’il ne consentit qu’après avoir reçu ma parole que, s’il y a des allusions peu religieuses, c’est qu’elles s’adressent évidemment à l’Église occidentale, et encore plus aux huguenots et autres sectaires. Mais que l’Église orthodoxe orientale reste de côté, car en général on ne pense jamais à elle.
Bientôt je m’aperçus que le jeu ne valait pas la chandelle. Après avoir traduit la première «variation», ou le premier aphorisme, comme s’exprime le docte prosecteur, je vis que l’auteur était complètement fou. — J’imprime, par l’acquit de ma
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conscience, son aphorisme d’introduction. Le saint homme qui m’aidait à la traduction, suppose que le prosecteur est possédé nommément par ce Belzébuth de l’Ecriture, qui a été interné dans les porcs.
Cela peut être — pourtant j’avais aussi une idée: je pensais toujours que c’était lui qui s’était
Première variation
éparpillé en trichines.
§ 1er
L’étonnante sagacité avec laquelle l’estimable auteur de la dissertation sur la psychiatrie comparée a déterminé et défini l’unité générique de deux espèces d’aliénation mentale — épidémique et individuelle, — met hors de question l’éminent service rendu a l’humanité par le docteur Kroupoff. Il a été tout près de jeter des bases solides et durables à l’entendement pathologique de l’histoire universelle. Mais, malheureusement, lui, comme tant de grands maîtres de la science médicale, abandonnant trop tôt les voies sûres de l’expérience, se laissa entraîner par une théologie non justifiée, admit des conclusions aprioriques, et, de cette manière, entra dans les ténèbres d’une fantasmagorie métaphysique et quasi-mystique.
L’auteur croit voir dans l’aliénation historique un moyen (employé par qui?) «une fièvre bienfaisante», selon son expression, par laquelle l’humanité se défait de la grossièreté bestiale, et constate son amoindrissement lent, mais sûr. Donc, l’auteur attend la régénération du genre humain, ce que faisaient beaucoup de personnes avant lui; mais ce qui aggrave de beaucoup l’hypothèse du docteur Kroupoff, c’est qu’il attend cette métempsychose, autant que j’ai pu comprendre, entièrement et exclusivement dans ce monde, et non pas dans l’autre.
Dès que nous admettons cela, nous sommes involontairement entraînés dans les abîmes du mysticisme et nous rebroussons chemin, en nous éloignant du vestibule de la science, vers l’état enfantin de l’intelligence et de l’entendement. Cet état utile, et peut-être nécessaire pendant la première croissance du cerveau (comme la dentition et le remplacement des premières dents par les secondes sont nécessaires pour l’enfance), serait une monstruosité pour l’âge adulte. C’est à cette catégorie qu’appartiennent toutes les attentes et expectatives des prophètes et millénaires, du messianisme, des hommes qui attendent le cinquième royaume, le règne de la fraternité et de la justice, l’accomplissement du progrès final, etc., etc.
Il faut ajouter à cela, pour être juste envers eux, que tous les théologues
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des temples, des églises et des académies, mettaient toujours leur idéal hors de l’histoire, ce qui atténuait de beaucoup le mal.
Les païens rêvaient un âge d’or qui devait avoir existé avant les temps historiques. Ils transportaient dans l’état sauvage leurs châteaux en Espagne et leurs utopies sur l’innocence, la pureté, la simplicité et d’autres vertus négatives et ignorances positives, par lesquelles se distinguent de nos jours les orang-outangs, détrônés maintenant par les gorilles.
Le christianisme attendait toujours et essentiellement l’avènement du règne céleste et non
tellurique. Il ensemençait ici, mais pour récolter là-bas. L’Eglise, comme de raison, prenait noire existence terrestre pour un mauvais bout de chemin, indispensable à passer pour arriver, et non pour y rester. Elle faisait quelques ponts, jetait un peu de sable pour faciliter la circulation, et voilà tout. Comme, pour elle, l’événement le plus heureux de la vie c’est la mort, elle ne refusait jamais, pendant sa puis-sance, une bénédiction pour les guerres et un bûcher pour les hérétiques. La mort était, pour ainsi dire, le licenciement d’une école inférieure donnant droit à l’admission, après examen, dans une école supérieure et éternelle.
Les autres théologues hors du giron de l’Eglise, comme Voltaire et Rousseau, et autres théo- anthropophiles et mystiques du siècle passé et de notre temps, acceptaient tous, de nécessité, un autre monde pour le placement de leur idéal, pour le triomphe de la justice, etc. Mes occupations dans la salle des dissections, il est vrai, ne me donnèrent jamais l’occasion de bien approfondir, d’étudier et de constater pratiquement l’existence et le caractère de cet autre monde, ce qui ne me permet