pas, en toute sincérité, de décider la question s’il existe ou non; et, s’il existe, dans quels rapports il se trouve avec notre monde. Je confesse même qu’il m’a toujours paru très difficile de comprendre (et je rapporte cela tout modestement à l’absence de toutes les facultés spéculatives et élevées) comment l’habitude de l’existence peut survivre à l’habitué. Mais dans le cas qui nous occupe, nous n’avons pas besoin de savoir si l’autre monde existe objectivement, c’est-à-dire s’il existe tout de bon; — nous n’avons qu’à constater la logique irréprochable des théologues qui cherchaient pour l’idéal impossible un monde qui l’est encore plus.
Même les théologues les moins conséquents et les plus confus, c’est-à-dire les déistes, qui avouent que l’Etre suprême est inconcevable pour nous et qu’il nous suffit de l’adorer, quoique nous ne connaissions de lui rien de bon ni de mauvais, ont compris l’incompatibilité d’admettre l’affranchissement de toutes les conditions de notre existence temporelle sans une grande sursale éternelle. C’est ainsi que, proclamant la religion du progrès,
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ils ont immédiatement admis qu’il est infini. Poser comme but de tous nos efforts un acheminement éternel, c’est-à-dire un mouvement vers quelque chose que s’éloigne d’autant qu’on s’en approche, cela entre tout à fait dans le brillant diagnostic de l’aliénation mentale fait par notre auteur; c’est évidemment reconnaître un âge d’or de l’autre côté de l’histoire.
Comment donc! ce grand médecin qui, le premier, a conçu si clairement que l’homme n’agit que sous l’influence d’un certain état pathologique du cerveau, n’a pas compris que c’est son état normal, et que le cerveau pur, comme le pendule pur, ne sont que des abstractions (de logique ou de mathématiques); que l’homme sans aucune maladie, comme le cerveau sans folie, ce sont de fictions, des généralités qui n’ont d’existence que dans l’intelligence. Et lui, le grand psychiatre, il admet tacitement la guérison de l’aliénation historique, c’est-à-dire l’exclusion de la folie de l’activité humaine, — comme si un naturaliste avait le droit de prendre l’état constant d’un genre quelconque d’animal pour un état pathologique, dans le cas même où cet état constant aurait des désavantages, comme la cécité de la taupe! C’est un signe distinctif et non une maladie; c’est la particularité générique, c’est ce qui appartient le plus au genre.
Je suis tout confondu que le grand médecin qui a buriné, avec la lucidité qui le distingue, ce diagnostic à jamais mémorable de l’aliénation, que je répète d’après lui, que la folie consiste: 1° dans une appréciation irrégulière et involontaire des objets; 2° dans l’obstination de se tenir à ces appréciations, même à son propre détriment; 3° dans une aspiration permanente vers des buts imaginaires, avec la plus complète négligence des buts sérieux et utiles; — comment donc cet homme a-t-il pu douter de la coopération nécessaire et éternelle de la folie dans le développement et le progrès de l’histoire universelle?
Le docteur Kroupoff n’a-t-il pas constaté lui-même sa pensée près du lit des malades, a son propre foyer, dans la maison de ses amis, dans l’administration municipale de sa ville, dans la Gazette d’Augsbourg, dans les voyages, à commencer par Magellan et Marco Polo jusqu’à Dumont-d’Urville; dans les annales, depuis Hérodote et Tite-Live jusqu’a notre historien Karamzine? Comment donc n’a-t-il pas vu (ne reprochons pas à un homme qui a tant fait qu’il n’a pas tout fait; mais étonnons- nous-en) que, sans cette aliénation mentale générique, toute activité sociale et politique deviendrait impossible, que l’histoire s’arrêterait? «Si la raison dominait dans le monde, il ne s’y passerait rien» a dit, il y a bien longtemps, un auteur français.
Où prendre une occupation pour les peuples? quel intérêt raisonnable peut-on avoir hors des hallucinations de la fantasie?
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Laissons donc à tout jamais, franchement, hautement, cette arrogance juvénile avec laquelle le Suédois illustre, qui connaissait beaucoup mieux les organes de la reproduction végétale que l’organisme du cerveau humain, a nommé l’homme (et le Sénat de Saint-Pétersbourg la femme, sous le nom de Catherine II) sage, homo sapiens, — et mettons contre lui Y aliéné, l’aliéné éternel, le homo insanus, l’homme qui, dès le commencement, change à chaque instant ses idées fixes avec une exubérance étonnante de la force créatrice, et ne reste constant qu’ a la folie, qui se métamorphose et reste.
Si quelquefois il se trouvait des gens, et cela bien rarement, qui voulussent vivre selon la raison, leur nombre serait si restreint, qu’on pourrait les classer dans les aliénations personnelles; ce ne serait jamais une de ces grandes manies qui créent les royaumes et les empires, les saintes Eglises et les siècles de gloire.
C’est par la folie et par la parole que l’homme se distingue des animaux. Et la parole a aussi sa folie créatrice, c’est le mensonge Jamais un animal ne s’élève jusqu’a mentir: il reste dans sa pauvre véracité du réel et dans son grossier bon sens. La nature se tait ou produit des sons incohérents, articule des sensations: elle n’a rien à dire, à inventer, tandis que l’homme ajoute une Mahabarata à l’autre, adore les images qu’il crée, nage dans la fiction. La nature est sous le dur despotisme de la raison. Elle ne progresse pas, elle n’aspire pas à une régénération, à une rédemption, à une bessere Natur, elle ne fait que travailler en se changeant, et sans savoir ce qu’elle fait. Et c’est à ce bagne que ces insensés poussent l’homme sous prétexte de guérison, dans cette maison sans hôte, sans vertus ni vices. Heureusement qu’ils ne sont pas de taille pour arrêter le Niagara de la folie, comme Josué arrêta le soleil.
Arrachez des mains de l’homme les contes et les rêves, les bibles et les apocalypses, l’idéal de la paix éternelle, de la republique universelle, de la fraternité des peuples — et l’humanité le César féroce, désirera avoir une tête et une carotide pour lui donner le coup autocide d’une lancette bien aiguisée.
Et voilà pour quelle raison tous les prophètes et les législateurs ont pris pour base de leur doctrine et de leur loi quelque absurdité immense.
Renan, un philosophe moderne hébraïsant, a dit quelque part que «l’homme, partout et toujours, fait la religion comme l’araignée sa toile» C’est très vrai et très vrai et très profond; mais avec cette distinstion que l’araignée file sa toile en vue de sa nourriture, et que l’homme commence à filer sa religion dès qu’il se sent rassasié. Le prosaïque non vertébré cherche à prendre dans ses filets un misérable coléoptère, et l’homme — sa propre raison, se principe antisocial, délétère et égoïste.
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L’urgence, la nécessité des contes et des fantaisies est si grande, et l’affaire tient si peu au fond, aux dogmes, à la théodicée66[66], que les plus grands moralistes ont toujours admis le don de la foi comme la première condition de la perfection. Et le don de la foi n’est applicable qu’aux choses qui ne se prouvent pas. Il n’y a que les gens superficiels et sentimentaux qui s’indignent et révoltent de ce que les hommes ont été, avant-hier, jetés au bêtes féroces pour avoir cru au rédempteur et ont nié l’omnipuissance du tonneur; hier brûlés parce qu’ils ne croyaient pas à la divinité du pape, quoique croyant à Jésus-Christ, et aujourd’hui tués à coups de Chassepot parce que, croyant a la divinité du pape, ils ne croient pas à sa puissance terrestre. Tout cela est parfaitement juste, et le persécuteur le plus conséquent de l’irréligion, et beaucoup plus grand que Dioclétien, Calvin et Philippe II — Maximilien Robespierre — agit avec encore plus d’audace que Calvin, par exemple, qui, à peine échappé de la broche ou du gril, a brûlé lui-même un adversaire parce qu’il n’était pas de son avis dans la recherche de la paternité divine. (Il n’y a rien d’étonnant — quel autre moyen avait-il de l’amener à sa vérité?) Robespierre faisait décapiter, non parce que «les traîtres» croyaient autrement que lui, mais parce qu’ils ne croyaient pas du tout. Il concevait très bien que si on allait retirer de dessous les pieds des mortels le trépied mystique, l’humanité tomberait à la renverse. Eh bien, par pitié pour l’humanité, il fit guillotiner Anacharsis Klootz avec les siens, et il agit parfaitement bien.
Récapitulons. Tout ce qui nous est cher, toutes les causes pour lesquelles nous ne craignons pas de verser à profusion le sang de notre prochain, et quelquefois un peu de nôtre, tout cela a des racines profondes dans la démence, dans l’aliénation générique et humanitaire, et n’en a pas d’autres. L’infini, l’immortalité, la gloire et les honneurs, la volonté de l’homme, la volonté de Dieu — toutes deux libres, indépendantes, quoique l’une soit assujettie a l’autre, et toutes deux libres dans la nécessité. (Quoi de plus grand et de plus sublime que ce triple antagonisme qui ne résout rien du tout, et reste comme la Triade du grand philosophe!).
Qui a élevé ces forêts de marbre pour la gloire de Dieu? Est-ce la raison? Qui a remporté les
victoires les plus sanglantes, orgueil des siècles? Qui mettait, en souriant, par des mains douces et blanches, la couronne de laurier au front de ces sauvages impitoyables
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couverts de sang? Est-ce la raison? Qui affranchit les mains du soc et remplaça la charrue par le noble glaive? Qui fit du simple cultivateur le glorieux laboureur du champ de Dieu, de l’ensemenceur du blé, l’ensemenceur de la mort, sans laquelle pas de victoires, pas d’empires, pas d’Assyrie, pas de Prusse (la crainte de la censure me fait toujours oublier ma patrie bien-aimée)? Est-ce la raison? Et qui permet au riche de jouir de ses richesses à côté des masses qui meurent de faim et de froid? Qui donne les forces aux hommes pour tuer les affamés au nom de l’ordre,