Gütchli, Jütli. D’ailleurs il faut convenir que le genevois n’a guère le loisir de beaucoup aller ins Grüne — tout le temps qui lui reste de son commerce il le consacre aux affaires de la patrie, il se prépare aux élections, il travaille à élire ou à être élu… D’autre part son grand négoce ne va que pendant la chaleur. Le principal commerce de Genève, ainsi que de toutes les villes de la Suisse, ce sont les troupeaux de touristes qui migrent de l’Angleterre et de l’Amérique vers l’Italie et trois mois après de l’Italie vers l’Angleterre. Les Russes qui font aussi leur double pèlerinage et en plus grand nombre que jamais — ne comptent plus — ils sont mal cotés après l’émancipation des paysans.
Au commerce des espaces, des vallées, des lacs, de l’air, des vues, des cataractes et des glaciers, Genève ajoute encore le commerce du temps et vend à chaque voyageur une montre et même une chaîne — quoique chacun ait sa montre à lui.
Si l’étranger oppose une résistance, l’aborigène se fâche et mène rudement le récalcitrant. Un étranger qui ne se laisse pas tondre est traité par lui de voleur — exactement comme le gouvernement russe accusait les Circassiens d’être rebelles parce qu’ils défendaient leur terre natale.
II
La biographie de la sainte ville de Calvin ne manque pas d’intérêt. Sans remonter au delà de l’équateur — qui partage en deux l’histoire moderne — elle fournit un microcosme des destinées humaines.
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Avant 1789, année de démarcation historique — Genève vivait comme une famille pieuse et
rangée doit vivre — sans faire trop de bruit ni trop de dépense. Elle priait le bon Dieu d’après Calvin et accumulait des richesses de ce monde avec une ferveur qui n’était pas moindre. Les érudits employaient beaucoup de temps et de paroles dans les controverses avec les catholiques. Les catholiques parlaient moins mais intriguaient davantage et quand les calvinistes obtinrent le dessus dans la controverse — les catholiques s’étaient déjà pourvus d’un peu de terre et de quelque bien temporel. Il faut leur rendre la justice — les prêtres catholiques tout en n’ayant pas de progéniture avouée, ont la précieuse qualité du chiendent
Tout allait très patriarcalement. Quelques familles plus riches que les autres gardèrent leur peuple — comme on garde son troupeau bien aimé. Des vieillards respectables avec de longues cannes — comme nous les voyons non dans le Faust de Goethe — mais dans le Fost de Gounod, gouvernaient Genève, comme leur fief, employant toutes les forces de leurs frères cadets et de leurs neveux — pour leur propre avantage. Loin de les habituer au luxe, ils les faisaient travailler jusqu’à l’épuisement sans trop les gâter par la rémunération. «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front»… c’est dit dans l’Ecriture.
Ce système à la fin du XVIIIe siècle commença à fatiguer les neveux. Ils voyaient que les oncles s’enrichissaient tandis qu’eux ils accomplissaient les préceptes de l’Ecriture Sainte. Les oncles avaient beau leur prouver qu’entre genevois et genevois il y a une notable différence, que les uns sont des citoyens, les autres des habitants et les troisièmes seulement des natifs… Les neveux n’entraient pas dans cette scolastique et présumaient qu’ils étaient les égaux des oncles… «Nous sommes tous égaux devant Dieu, — répondaient les oncles, — quant aux différences mondaines et terrestres, si même elles existent, est-ce la peine d’en parler?» — «Oui, certainement, cela vaut la peine», — répondirent ceux des neveux que les vieux n’avaient pas tout à fait pliés. «Vous êtes des hommes libres, — leur disaient les oncles, vous ne vous plaisez pas à la maison — le monde est grand, allez chercher votre pain ailleurs et nous prierons Dieu pour vous afin qu’il délivre vos âmes de notre ennemi commun».
Les neveux prirent leurs bâtons et leurs sacs et se mirent à grimper les montagnes et les descendre de l’autre côté. Travailleurs et actifs — ils se casèrent bien — qui derrière une voiture, qui sur le siège. Un tel continuait son rôle de Suisse avec un énorme bâton
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en main, l’autreiv[4] son rôle de chasseur avec un fusil bourbonien, s’il n’y avait pas de place on allait enseigner l’histoire et la géographie. La moitié des confiseurs, horlogers en Russie, par ex
Ceux qui eurent bonne chance retournèrent gaillarderment à la maison et se firent oncles eux- mêmes… Mais pas tous revenaient à la satisfaction particulière des vieux parents. Ceux qui restaient soldats à Naples, laquais à Vienne, Français en Russie ou Svizzeri à Rome restaient paisiblement, au foyer paternel. Mais d’autres, qui avaient la chance de voir les désordres de Paris — non des fenêtres du Palais le 10 août 1792, mais bien de la rue — ceux-là revenaient intraitables. Au lieu des livres de prière en reliure noire à tranches dorées, ils apportaient la grande colère du Père Duchesne et la douce philanthropie de l’Ami du Peuple. Les oncles, devenus encore plus saints, s’écrièrent avec horreur: «Leur âme est en danger», et tentèrent de les ramener au bercail de Calvin. — «Avant de nous prêcher, — répondirent les neveux partageons un peu notre héritage — sinon liberté, égalité, fraternité — ou…» Les vieillards ne les laissèrent pas achever…
Abrutis depuis longtemps par la bigoterie et la convoitise — les oncles perdirent tout à fait la tête à la vue de cette noire ingratitude. Ils se rappelèrent la place publique où leurs pères avaient rôti Servet et ils eurent une frayeur terrible.
Par bonheur, la grande République vint à l’aide à la petite. Le premier consul était inoccupé pour le moment et n’avait par hasard aucun corps d’armée Sambre et Meuse ou autre à expédier dans l’autre monde. — Pour se désennuyer il écrivit un décret dans ce genre: ««Art
La grande armée libératrice des peuples délivra Genève, deux jours après l’occupation, de toutes ses franchises. Les vieillards s’effacèrent, les jeunes s’absorbèrent par la conscription. Les plus rusés des oncles firent leurs malles et sans perdre de temps traversèrent les Alpes…
Tout profite aux hommes du bien. La réclusion volontaire et la fuite volontaire servirent on ne peut mieux les saints vieillards du Léman. Voulant venger la patrie outragée ceux qui restèrent se mirent à vendre à l’ennemi les provisions de guerre et de bouche à des prix patriotiquement exagérés. Du temps de l’Empire personne ne marchandait — excepté Talleyrands e encore lorsqu’il vendait ses notes et ses opinions. On n’avait
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pas besoin d’être chiche — si on manquait d’argent quelque part, vite une contribution, deux contributions, trois contributions autre part… Il est clair que les Guillaume Tell fournisseurs n’eurent pas de déficit.
Les absents retournèrent avec la restauration et la terreur blanche, l’imigration les annoblit, les enrichit, en fit des diplomates. Pour former une couche solide d’aristocratie, les sédentaires se croisèrent avec les migrateurs.
On sait quel vent soufflait alors. Byron faillit en être suffoqué, les Stein et les Canning passaient pour des jacobins et Metternich Pour l’homme de la position.
La Sainte Alliance fit la négative du décret consulaire mais en déclarant que le département du Léman avait cessé d’exister et la république de Genève recommençait son existence, le Grütly impérial et royal exigeait avec raison que dans la république ressuscitée il n’y eût rien de républicain. C’est précisément ce oui convenait aux oncles de la patrie. Pour la représentation libérale, savante et littéraire il leur suffisait au delà même du nécessaire m-me Staël dans le canton de Vaud, Décandole dans la botanique, Rossi dans l’économie politique, et les steeple chase théologiques entre calvinistes et catholiques.
Aussi les oncles respirèrent et vécurent en concorde et paix une trentaine d’années.
Renfermés dans leurs maisons, se collant autour de la cathédrale, ils faisaient passer leur vie inhospitalière pour l’inaccessibilité oligarchique. Ils n’avaient des rapports intimes qu’avec des princes de sang, personnes haut placées, banquiersv[5] ou ministres. De l’autre côté du Pont des Bergues ils ne connaissaientvi[6] personne, ils ne descendaient jamais à Saint Gervé…
Comme il arrive toujours, après avoir pris toutes les mesures, les vieux ont négligé la plus importante. Ils ne devaient ni construire, ni réparer le Pont des Bergues, ils devaient le faire sauter… en bien, ils en firent une promenade.
La révolution de 1846 passa par cette promenade — pour s’emparer triomphalement de l’Hôtel de Ville — et recommencer l’ère révolutionnaire en Europe.
III.
Le vainqueur de Külm, le comte Osterman-Tolstoï, boudant l’empereur et la cour de Russie, passa à Genève tout le règne de Nicolas. Aristocrate lui-même, il n’était pas grand ami des patriciens et oligarches de Genève.
— Pensez un peu, — me disait-il un jour, — ils se donnent des airs de grands seigneurs parce que leurs aïeux avant les aïeux de leurs voisins vendaient des patraques et vendaient à double
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prix des truites — tandis que les autres les prenaient, — comme si cela donnait des titres…
— Vous oubliez, comte, — lui dis-je, — que les patriciens de Genève en ont d’autres titres.
— Et lesquels s’il vous plaît?
— Ils étaient en fuite lorsque la patrie était en dange et sont revenus en partie grâce à vous — sauvegardés par les Cosaques et