empêcher que l’intervention russe ne soit le coup de grâce pour tous les monarques du continent, pour toute la réaction, le commencement de la lutte sociale armée, terrible, décisive.
Le pouvoir impérial du tzar ne survivra pas à cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au passé; il n’est pas russe, il est profondément allemand, allemand-byzantinisé. Il a donc deux titres à la mort.
Et nous, deux titres à la vie – l’élément socialiste et la jeunesse.
– Les jeunes gens meurent aussi quelquefois, – me disait, à Londres, un homme très distingué, avec lequel nous parlions de la question slave.
– C’est certain, lui répondis-je, – mais ce qui est beaucoup plus certain, c’est que les vieillards meurent toujours.
Londres, 1 août 1853.
I La Russie et l’Europe
Il y a deux ans, nous avons publié une lettre sur la Russie, dans une brochure intitulée: «Vom andern Ufer[2]». Comme notre manière de voir n’a pas changé depuis, nous croyons devoir en extraire les passages suivants:
«C’est une pénible époque que la nôtre; tout, autour de nous, se dissout, tout s’agite dans un vertige, dans une fièvre maligne. Les plus noirs pressentiments se réalisent avec une effrayante rapidité…
Un homme libre qui refuse de se courber devant la force n’aura bientôt d’autre refuge en Europe que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amérique.
Ne devons-nous pas nous poignarder à la manière de Caton parce que notre Rome succombe et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome?..
On sait pourtant ce que fit le penseur romain qui sentait profondément toute l’amertume de son temps; accablé de tristesse et de désespoir, comprenant que le monde auquel il appartenait allait crouler – il jeta ses regards au-delà de l’horizon national et écrivit un livre: De moribus Germanorum. Il eut raison, car l’avenir appartenait à ces peuplades barbares.
Nous ne prophétisons rien, mais nous ne croyons pas non. plus que les destins de l’humanité soient cloués à l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas à se relever parune transformation sociale, d’autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d’autres s’y préparent. L’une est connue, les Etats de l’Amérique du Nord; l’autre est pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît peu ou mal.
L’Europe entière, sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux a répété le cri du Krakehler berlinois «Les Russes viennent, les Russes viennent!» Et. en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont venus, grâce à la maison de Habsbourg, et peut-être vont-ils s’avancer encore plus, grâce à la maison de Hohenzollern. Personne, cependant, ne sait au juste ce que sont ces Russes, ces barbares, ces Cosaques; l’Europe ne connaît ce peuple, que par une lutte dont il est sorti vainqueur. César connaissait mieux les Gaulois, que l’Europe moderne ne connaît la Russie. Tant qu’elle avait foi en elle-même, tant que l’avenir ne lui apparaissait que comme une suite de son développement, elle pouvait ne pas s’occuper d’autres peuples; – aujourd’hui les choses ont bien changé. Cette ignorance superbe ne sied plus à l’Europe.
Et chaque fois qu’elle reprochera aux Russes d’être esclaves, les Russes auront le droit de demander: «Et vous, êtes-vous libres?» A dire vrai, le XVIIIe siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sérieuse que ne le fait le XIXe, peut-être parce qu’il la redoutait moins.
Les hommes comme Muller, Schlosser, Ewers, Lévesque, consacrèrent une partie de leur vie à l’étude de l’histoire de la Russie, d’une manière tout aussi scientifique que s’en occupèrent, sous le rapport physique, Pallas et Gmelin. De leur côté, des philosophes et des publicistes observaient avec curiosité le phénomène d’un gouvernement despotique et révolutionnaire à la fois. Ils voyaient que le trône, fondé par Pierre Ier, avait peu d’analogie avec les trônes féodaux et traditionnels de l’Europe. Les deux partages de la Pologne furent la première infamie qui souilla la Russie. L’Europe ne comprit pas toute la portée de cet événement; car elle était alors distraite par d’autres soins. Elle assistait, respirant à peine, aux grands événements par lesquels s’annonçait déjà la Révolution franchise. L’impératrice de Russie tendit naturellement sa main toute dégoûtante de sang polonais à la réaction. Elle lui offrit l’épée de Souvoroff, de ce boucher féroce de Prague. La campagne que Paul fit en Suisse et en Italie n’eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l’opinion publique contre la Russie.
L’extravagante époque de ces guerres absurdes, que les Français nomment encore aujourd’hui la période de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de génie, comme la campagne d’Egypte. Il plut à Bonaparte de se montrer à l’univers, debout sur un monceau de cadavres. A l’ostentation des Pyramides, il voulut ajouter celle de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne réussit pas; il souleva contre lui tout un peuple qui saisit résolument les armes, traversa l’Europe derrière lui, et prit Paris.
Le sort de cette partie du monde fut, pendant quelques mois, entre les mains de l’empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position; il plaça la Russie sous le même drapeau que l’Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d’apparaître dans sa splendeur, il y eût quelque chose de commun, comme si le représentant le plus énergique du monde slave pût avoir les mêmes intérêts que l’oppresseur le plus ardent des Slaves.
Par cette monstrueuse alliance avec la réaction européenne, la Russie, à peine grandie par ses victoires, fut abaissée aux yeux de tous les hommes pensants. Ils secouèrent tristement la tête en voyant cette contrée qui venait, pour la première fois, de prouver sa force, offrir aussitôt après sa main et son aide à tout ce qui était rétrograde et conservateur, et cela, contrairement même à ses propres intérêts.
Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever décidément toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Révolution polonaise, errant par toute l’Europe, y répandirent la nouvelle des horribles cruautés des vainqueurs, il s’éleva de toutes parts, dans toutes les langues européennes, un éclatant anathème contre la Russie. La colère des Peuples était juste…
Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d’accomplir par nos mains, et nos coeurs saignaient de douleur, et nos yeux s’emplissaient de larmes amères.
Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n’avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s’il est juste d’accuser tout un peuple et de le rendre seul responsable de ce qu’a fait son gouvernement.
L’Autriche et la Prusse n’y ont-elles pas aidé? La France, dont la fausse amitié a causé à la Pologne autant de mal que la haine déclarée d’autres peuples, n’a-t-elle donc pas, dans le même temps, par tous les moyens, mendié la faveur de la cour de Pétersbourg; l’Allemagne, alors déjà, n’était-elle pas volontairement, à l’égard de la Russie, dans la situation où se trouvent aujourd’hui forcément la Moldavie et la Valachie; n’était-elle pas alors comme maintenant gouvernée par les chargés d’affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?
L’Angleterre seule se maintint noblement sur le pied d’une amicale indépendance; mais l’Angleterre ne fit rien non plus pour les Polonais; elle songeait peut-être à ses propres torts envers l’Irlande. Le gouvernement russe n’en mérite pas moins de haine et de reproches; je prétends seulement faire aussi retomber cette haine sur tous les autres gouvernements, car on ne doit pas les séparer l’un de l’autre; ce ne sont que les variations d’un même thème.
Les derniers événements nous ont beaucoup appris; l’ordre rétabli en Pologne et la prise de Varsovie sont relégués à l’ar-rière-plan, depuis que l’ordre règne à Paris et que Rome est prise; depuis qu’un prince prussien préside aux fusillades, et que la vieille Autriche, dans le sang jusqu’aux genoux, essaie d’y rajeunir ses membres paralysés.
C’est une honte en l’an 1849, après avoir perdu tout ce qu’on avait espéré, tout ce qu’on avait acquis, à côté des cadavres de ceux que l’on a fusillés, étranglés, à côté de ceux qu’on a jetés dans les fers,déportés sans jugement; à l’aspect de ces malheureux chassés de contrée en contrée, à qui on donne l’hospitalité, comme aux Juifs du moyen âge, à qui l’on jette, comme aux chiens, un morceau de pain, pour les obliger de continuer leur – chemin – en l’an 1849, c’est une honte de ne reconnaître le tzarisme que sous le 59 degré de latitude boréale. Injuriez tant qu’il vous plaira et accablez de reproches l’absolutisme do Pétersbourg et la triste persévérance de notre résignation; mais injuriez le despotisme partout et reconnaissez-le sous quelque forme qu’il se résente. L’illusion optique, au moyen de laquelle on donnait à l’esclavage l’aspect de la liberté s’est évanouie.
Encore une fois: s’il est horrible de vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi ai-je donc quitté la Russie? Pour répondre à cette question, je traduirai quelques paroles de ma lettre d’adieux à mes amis:
Ne vous y trompez pas! Je n’ai trouvé ici ni joie, ni distractions, ni repos, ni sécurité personnelle; je ne puis même imaginer que personne aujourd’hui puisse trouver en Europe ni repos ni joie.
Je ne crois ici à rien qu’au mouvement; je ne plains rien que les victimes; je n’aime rien que ce que l’on persécute; et je n’estime rien que ce que l’on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et