base; —l’autre, travailleur infatigable pour le bien commun, accumulant entreprises sur entreprises avec une énergie extra¬ordinaire, frappant à toutes les portes, et ne rencontrant partout que résistance, obstacles et impossibilité de produire rien de bon dans un pareil milieu; — ces deux hommes
projettent deux tristes rayons sur la surface monotone et glacée des marécages de la Russie, au sein desquels disparaissent l’énergie et la volonté, les talents et les forces, enfoncés à jamais dans des profondeurs bourbeuses, comme les pilotis sur lesquels est bâti Saint-Pétersbourg.
Le caractère de l’empereur Alexandre Ier a été peu approfondi. Nos historiens n’ont pu rien en dire, et les étrangers n’ont pu et ne peuvent encore aujourd’hui en comprendre le côté tragique. Or, on ne trouve l’explication de ce côté tragique du carac¬tère d’Alexandre ni dans ses actes comme tzar, ni dans ses malheurs personnels. Il a été, au contraire,singulièrement heureux comme tzar, heureux même après sa mort. Il est impossible à un prince d’occuper dans l’histoire une place qui ait plus de relief que la sienne. Il ne manquait à l’héritier de Paul que d’avoir Nicolas pour successeur. Entre le tigre de Gatchina, qu’on a étouffé comme une bête enragée, et le boa boutonné du haut en bas qui étouffa la Russie durant trente années, — la figure voûtée de l’empereur Alexandre se détache entourée d’une auréole d’humanité et de bonté, tantôt éclairée par les lueurs rougeâtres de l’incendie de Moscou, tantôt illuminée par les lampions parisiens, — retenant la main des petits voleurs couronnés de l’Allemagne, et arrêtant la vengeance sauvage des vainqueurs se ruant sur la capitale ennemie.
Et cependant cette figure d’Agamemnon, du pacificateur de l’Europe, tout élevée qu’elle paraisse, se ternit, s’obscurcit visiblement, s’efface de plus en plus derrière l’ombre horrible d’Araktchéieff, puis va mourir solitairement sur les bords de la mer Noire, en tendant la main (signe de réconciliation bien tardif)
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à la femme dont toute la vie fut une longue suite d’alllictions cachées sous la pourpre impériale, et qui, à l’heure de sa mort, resta seule agenouillée à son chevet pour lui fermer les yeux et ne pas lui survivre.
C’est une tragédie d’un bout à l’autre:
Ne cherchez pas le mot de l’énigme dans la mort de Paul Ier; cette mort a pu ajouter un fil noir à la vie d’Alexandre, mais le fond de sa tristesse est plus loin, plus profond. Un élément implacable et fatal s’empare de cette existence et l’emporte. On sent dans ce milieu un souffle de mauvais augure, on sent la présence du crime, non du crime accompli, mais du crime continu, consolidé, involontaire; il coule dans les veines avec le sang, il suinte des murailles. Le sang est empoisonné dans les veines avant la naissance, l’air qu’on respire dans ce palais est corrompu. Tout homme, en entrant dans ce milieu, est entraîné de gré ou de force dans un abîme de folie, de perdition et de fautes. La route du mal est ouverte dans toute sa largeur. Le bien est impossible. Malheur à qui s’arrêterait pour réfléchir et se demander ce qu’il fait, ce qu’on fait autour de lui, — il y perdrait la raison; malheur à qui, dans l’enceinte de ces murailles, ouvrirait son cœur à un sentiment humain, — il serait brisé dans une lutte inutile.
Parmi les souverains russes qui ont succédé à Pierre Ier, il en est un qui s’est arrêté devant la fatalité: c’est l’empereur Alexandre Ier. Aussi, de tous les Romanoff, il a été le seul puni, puni humainement par une lutte intérieure, puni avant sa faute, mais arrivé plus tard à la hauteur de cette faute.
Comparez sa destinée à celle de Pierre III, de Paul, et même de Nicolas, et vous comprendrez pourquoi cet homme, qui a été appelé «le Béni», qui est mort dans son lit et que personne n’a vaincu, est une figure infiniment plus tragique que tousses pré¬décesseurs. Qu’y a-t-il de tragique dans ce fait qu’une femme dépravée a tué et dépouillé un ivrogne idiot? Cela arrive tous les jours dans les maisons enfumées des sombres ruelles de Londres. Ou bien dans cet autre fait qu’un homme, pour se défendre d’un fou, l’a frappé à la tempe d’un coup de tabatière, laissant à d’autres le soin de l’achever? Ce ne sont pas là des catastrophes tragiques, ce sont des affaires qui regardent la justice criminelle et les bagnes; mais rien de plus.
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Une maladie à la suite d’un empoisonnement, des plaies et les coups de poing ne sont pas des faits de nature à constituer l’élément tragique. Il prend, au contraire, sa source dans des collisions intérieures, indépendantes de la volonté humaine, en opposition avec l’esprit, et contre lesquelles l’homme se débat sans pouvoir en triompher; — il doit céder devant la fatalité et se laisser écraser contre les arêtes granitiques des antinomies irréductibles. Pour succomber dans des luttes semblables, un homme doit posséder un certain degré de capacités morales; il faut qu’il ait reçu en naissant une onction spéciale. Il est des natures tellement communes et routinières, tellement étroites et médiocres, que leur bonheur et leur malheur sont toujours triviaux, ou du moins ne sont jamais intéressants. Les yeux froids de Nicolas, sa manie prosaïque d’absolutisme et sa passion des manœuvres militaires, ses idées bornées et sans cesse appliquées à des détails, sa ponctualité de subalterne, enfin sa prédilection pour les lignes droites et les figures de géométrie, excluent forcément de son existence tout élément poétique. C’est en vain qu’on veut répandre sur ses derniers jours une teinte de majestueuse et sombre affliction. Cet homme ne s’arrêtait devant rien, ne doutait de rien; l’irrésolution lui était inconnue; il n’avait ni remords ni idéal; il savait qu’il régnait par la volonté de Dieu, que le métier d’empereur est un métier militaire, et il était extraordinairement content de lui- môme; il ne soupçonnait guère qu’il avait abaissé le niveau de la vie morale de touj; un empire, et que, volé et trompé par son entourage, il avait amené la Russie sur le bord d’un abîme. En reconnaissant cette dernière vérité, il a montré qu’il n’était pas en état de supporter le premier insuccès de sa vie, et il est mort d’un accès de rage impuissante. C’est une leçon, un exemple, une menace, mais ce n’est pas une tragédie. S’il en était autrement, on pourrait faire un type tragique, non seulement du premier brigand venu, châtié pour ses crimes, mais aussi du lâche et bilieux Araktchéieff, mourant haï et abandonné de tous, près de la tombe d’une mégère assassinée, qui était sa concubine. L’empereur Alexandre était un autre homme. L’impératrice Catherine concentra sur lui tout l’intérêt de sa dynastie et ui témoigna des sentiments maternels qu’elle n’eut jamais pour on lüg; elle lui donna une éducation propre à développer en lui
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des sentiments d’humanité, et, comme il arrive souvent aux vieilles pécheresses, l’éleva dans l’ignorance des intrigues qui se passaient autour de lui. Alexandre était un jeune homme rêveur, plein d’idées romanesques, et disposé à cette vague philanthropie qui commençait à s’emparer des esprits, et était comme l’aurore boréale ou le reflet froid et affaibli de la philanthropie plus chaude qu’on prêchait alors à Paris.
C ‘est avec la mémoire encore pleine de leçons de Laharpe que nous le voyons apparaître sur le trône des tzars, autour duquel il allait trouver la dépravation caduque et corrosive des dernières années du règne de Catherine.
…«Je ne suis nullement satisfait de ma position, —écrivait le .grand-duc à V. P. Kotchoubey, le 10 mai 1796, c’est-à-dire lorsqu’il avait dix-huit ansxxxvi[36] — Je suis très heureux que la conversation soit tombée d’elle-même sur ce sujet, car j’aurais été fort ’embarrassé de l’y amener. Oui, mon cher ami, je vous le répète: ma position ne me satisfait nullement. Elle est trop brillante pour mon caractère, qui n’aime exclusivement que la tranquillité et le calme. La vie de cour n’est pas faite pour moi.
Je souffre tous les jours d’être obligé de paraître en scène avec les gens de cour, et je ne peux m’habituera considérer froidement toutes les bassesses que les courtisans font à chaque instant pour obtenir des distinctions extérieures, qui, à mes yeux, n’ont pas la valeur d’un copeck. Je me sens malheureux dans la société de pareils hommes que’ je ne voudrais pas avoir chez moi pour laquais; et cependant ils occupent ici les plus hautes
fonctions, comme, par exemple, Z , P , B , les deux S , M et tant d’autres, qui
ne valent même pas la peine d’être nommés, et qui, hautains vis-à-vis de leurs inférieurs, rampent devant ceux qu’ils craignent. En un mot, mon cher ami, je reconnais, que je ne suis pas né pour la haute dignité dont je porte aujourd’hui Je fardeau, et encore moins pour celle qui m’est destinée dans l’avenir, et que je me suis juré de refuser d’une manière ou d’une autre.
Voilà, mon cher ami, le grand secret dont je voulais vous faire part depuis longtemps; je crois superflu de vous prier de n’en rien dire à personne, car vous comprendrez vous-même qu’il
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ourrait m’en coûter bien cher. J’ai prié M. Garrik de brûler cette Jettre, s’il ne pouvait vous la remettre personnellement, et de
la confier à personne pour vous la faire parvenir.
J’ai jugé la question sous toutes ses faces. Je dois vous dire, vju reste, que la première pensée m’en est venue avant de vous connaître, et que je n’ai pas été long à prendre la décision dont je vous parle aujourd’hui.
Un désordre incroyable règne dans nos affaires; on pille de tous les côtés; tous les services sont mal dirigés; il semble que l’ordre soit banni de notre pays, — et cependant l’empire tend toujours à reculer ses