limites. En présence d’un pareil état de choses, est-il possible à un homme de gouverner l’empire, et, qui plus est, de redresser les abus qui y sont enracinés? C’est une ■œuvre trop grande, non seulement pour les forces d’un homme doué — comme je le suis — de capacités ordinaires, mais même pour les forces d’un génie, et j’ai toujours eu pour principe qu’il valait mieux ne pas entreprendre une chose que de la faire mal. C’est en raison de ce principe que j’ai pris la résolution dont je vous ai parlé plus haut. Mon plan consiste à renoncer à cette difficile carrière (je ne puis encore fixer définitivement l’époque à laquelle j’y renoncerai), et à m’établir avec ma femme sur les bords du Rhin, où je vivrai tranquillement en simple particulier, mettant tout mon bonheur dans la société de mes amis et dans l’étude de la nature.
Vous êtes libre de vous moquer de moi et de dire que mon projet est impossible; mais attendez-en la réalisation pour porter votre jugement. Je sais que vous me blâmerez, mais je ne puis agir différemment, parce que je considère le repos de ma conscience comme la première loi à observer; et ma conscience pourrait-elle être tranquille si j’entreprenais une oeuvre au-dessus de mes forces? Voilà, mon cher ami, ce dont je voulais vous faire part depuis si longtemps. Maintenant que je vous ai tout confié, il «ne me reste plus qu’à vous affirmer qu’en quelque endroit que je me trouve, heureux ou malheureux, riche ou pauvre, votre amitié pour moi sera toujours l’une de mes plus grandes consolations; croyez bien que la mienne, à votre égard, ne finira qu’avec ma vie.
Alexandre».
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Catherine mourut. Paul transporta, par un des froids les plus rigoureux de l’hiver, le corps de Pierre III dans la forteresse de Pétropavlovsky pour qu’il partageât la sépulture de son épouse et força les régicides A. Orloff et Bariatinsky à porter sa couronne. Alexandre approchait chaque jour davantage de ce sommet sur lequel planait la corruption qu’il déplorait dans sa lettre. Cependant, il eut lieu de regretter ces dignitaires qu’il ne voulait pas avoir pour laquais. Les courtisans rassasiés et corrompus de l’ancienne maîtresse furent remplacés par les capitaines d’armes et les valets de chambre de son successeur, qui firent du palais de la Cléopâtre à cheveux blancs — une caserne et une antichambre. A la place des voleurs au ton arrogant, on vit paraître les voleurs-espions, à la place des laquais, des bourreaux; le palais qui, la veille, était une maison publique, devint, le lendemain, une chambre d’inquisition. La corruption sensuelle céda la place à une débauche de cruautés et de supplices.
Le césarévitch se tenait aux pieds de ce trône farouche, accablé d’elfroi, et le cœur plein d’angoisse et de tristesse: n’ayant pas la force d’agir et ne pouvant s’en aller. Le prince Alexandre, comme le prince Hamlet, errait dans ces salles sans savoir à quoi se décider — d’autres se décidèrent pour lui.
C’est dans cet état d’angoisse et de tristesse, et, de plus, avec une tache noire sur la conscience, qu’il arriva lui-même au sommet de ce rocher terrible d’où l’on venait de précipiter le cadavre défiguré de son père assassiné. Il voulait le bien et on croyait en lui. On jetait des regards d’espoir sur ses traits doux et juvéniles; il espérait lui-même faire de la Russie un paradis, il espérait lui donner des années meilleures et des forces nouvelles; le peuple le bénirait, il rachèterait la faute de sa participation à un crime sanglant. — Nouveau Trajan et nouveau Marc Aurèle, il accomplirait le projet dont il avait parlé à Kotchoubey, et irait se faire oublier au milieu des jardins qui bordent le Rhinxxxvii[37].
Alexandre était sincère dans ces rêves, il y croyait et n’était pas le seul à y croire; — la Russie y croyait aussi, c’est-à-dire la Russie des gens comme il faut, la Russie reconnue humaine, en un mot; quant à la Russie noire, à la Russie qui payait les
impôts, cela ne la regardait pas; là, comme dans les solennités et dans les fêtes, elle était exclue de l’allégresse publique et elle n’essayait même pas d’y prendre part, se souvenant de sa bonne mère l’impératrice, et comme pressentant que le nouveau règne paierait par les colonies militaires le sang sacrifié par le peuple pour la gloire du pays.
Il était facile d’inaugurer une nouvelle époque en s’appuyant sur un pareil amour, sur une pareille confiance, sur une pareille allégresse accueillant la mort d’un prédécesseur criminel… Alexandre pouvait prier avec Philippe II:
Maintenant, Créateur, donne-moi un homme…
Tu m’as donné beaucoup: maintenant Je ne te demande plus qu’un homme…
Je te demande un ami; je ne suis pas Comme toi qui sait tout. Les serviteurs Que tu m’as envoyés — lu sais toi-même Comment ils me servent.
Oh! que j’ai besoin de savoir la vérité…
( Schiller. Don Carlos)
Dix jours après la mort de Paul, il y avait une grande réception au palais; une foule de personnages habillés en grand deuil, mais portant la joie sur le visage, entraient, sortaient, saluaient profondément, et répétaient des séries de phrases serviles. Le timide Alexandre, peu habitué à une pareille exhibition et à ce rôle de dieu devant qui tout se prosterne et en qui tout espère, — entra dans son cabinet après la réception, accablé de lassitude, et se jeta sur un fauteuil, devant son bureau de travail. Sur sa table, dans son cabinet, où personne n’osait entrer, se trouvait une lettre cachetée et portant son adresse.
Il brisa le cachet et déplia la lettre; à mesure qu’il lisait, ses yeux se remplissaient de larmes et ses joues s’animaient; il posa la lettre… de grosses larmes roulaient le long de ses joues. Le comte Palen et Trochtchinsky en furent témoins. «Messieurs, — leur dit l’empereur, — un inconnu a déposé cette lettre sur ma table; elle n’est pas signée, il faut que vous me trouviez absolument celui qui l’a écrite».
La lettre que l’empereur lut, pouvait, à juste titre, le faire leurer.
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Pleine d’un amour ardent pour sa personne, très exaltée? très dévouée, cette lettre exprimait l’espérance que tout le monde avait dans le jeune souverain — mais avec une beaucoup plus grande clarté que le sentiment vague qui se faisait jour dans la société. — Elle formulait un programme entier de réformes, tendant à un régime constitutionnel.
En voici quelques fragments:
C’est en passant la nuit le long de Ton palais que m’est apparu ce tabeau béni de Ta situation politique et je me suis pris à méditer sur la voie que Tu allais suivre.
Non, — me suis-je dit, — il ne voudra pas rompre l’accord exceptionnel que le ciel et la terre ont conclu en Sa faveur et renoncer à féconder les semences précieuses amassées pendant un demi-siècle. Il ne sacrifiera pas de sang-froid aux vulgaires jouissances de l’autocratie l’espoir de ses peuples, une gloire immortelle et cette récompense morale qu’une longue existence tranquille et féconde en joies domestiques, réserve aux monarques bienfaisants dans un pays dont ils ont fait le bonheur.
Non! Il ouvrira enfin ce grand livre de nos destinées et de nos descendants que le doigt de Catherine lui a montré dans le lointain. Il nous donnera des lois immuables, Il les sanctionnera de génération en génération par le serment des diverses races qui lui sont soumises. Il dira à la Russie: «Voilà les: limites infranchissables et éternelles de Ma puissance et de celle de Mes héri¬tier ! » Et la Russie sera enfin rangée parmi les puissances monarchiques; et le sceptre de fer du caprice ne pourra plus briser les tables de Sa Loi…
Il convoquera, au nom de la Patrie, un conseil composé des hommes sages que notre bonne étoile a placés autour de Lui, et d’autres hommes dont la voix peut Lui apporter la vérité des régions les plus lointaines de Son empire. Il les interrogera en couvrant Ses questions du voile de la modestie la plus sévère; Il composera secrètement, mais il publiera solennellement devant l’univers attentif le Code de l’Empire, les bases de la législation, dont la publication peut être précédée de la promulgation des lois partielles qui en seraient, pour ainsi dire, la préparation. Il fera enfin choisir, par toute la Russie, des anciens dignes de la confiance illimitée de leurs concitoyens; Il les élèvera au-dessus de la sphère de l’ambition et de la crainte; Il déposera entre leurs mains tout le superflu de sa puissance et leur confiera la garde du sanctuaire de la Patrie…Le premier parmi les souverains, Il fera servir l’autocratie à la répression de l’autocratie; le premier, Il sacrifiera ses propres intérêts à l’humanité, en obéissant à la seule impulsion de Son cœur! Et l’humanité, pleurant de joie, élèvera Sa statue plus haut que les statues des antres tzars, et la foule des peuples étrangers viendra en masse baiser Son piédestal et savourer la félicité parmi nous!…
Assurément Notre Alexandre, l’ami de l’humanité, sait que la confiance qu’inspire le gouvernement, confirmée par la notoriété des principes
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invariables, peut seule enfanter la confiance réciproque des citoyens entre eux qu’elle est la vie de l’industrie, la mère»des vertus sociales et la source de la prospérité…
Sur le même rang que la confiance que doit inspirer le gouvernement,. Il placera la confiance en la distribution de la justice. Sans ces deux principes, ces mots admirables: le citoyen et la patrie, ne représentent que des sons vides de sens dans la langue d’une nation!..
Après avoir confié l’administration entière de la justice aux élus du peuple, Il les garantira de la corruption, non au moyen des lois, pour la plupart du temps muettes, mais en assignant aux juges un traitement large et proportionné à leur