roubles argent, qu’il a obtenus, à force de prières et de larmes, de la noblesse et des marchands de Kharkov et de Poltava, pour la création d’une université à Kharkov. L’empereur veut le récompenser, mais Karazine refuse et lui répond: «Sire, je me suis mis aux genoux des nobles et des marchands, j’ai obtenu d’eux de l’argent par mes larmes et mes prières, et je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie fait tout cela dans le but d’obtenir une récompense».
Alexandre est content de lui et tout va bien, mais on sent déjà les effets d’une certaine influence malveillante qui tantôt sème des pierres sur son chemin, et tantôt enraie ses roues…
Le projet du ministère de l’instruction publique est confirmé, mais il n’est déjà plus le même; le projet de l’université de Kharkov est aussi confirmé, mais le plan colossal de Karazine est réduit aux proportions médiocres d’une université provinciale (Hochschule) allemande. Karazine rêvait une école centrale destinée non seulement à la Petite-Russie, mais aussi aux Slaves du Sud-Ouest et même aux Grecs. Il voulait y attirer les noms les plus illustres et les plus distingués du monde savant. Laplace et Fourier avaient consenti à se rendre à son appel, mais le gouvernement les trouva trop chers pour sa bourse.
Remarquant à peine l’insuccès de ses succès, Karazine fait venir de l’étranger à Kharkov, à ses propres frais, trente-deux familles de typographes, de relieurs et d’autres ouvriers, et se fait voir au palais de l’impératrice-mère, pour qui il écrit un traité sur l’éducation des femmes, des articles sur l’éducation des enfants, etc. Cependant, tout cela ne le détourne nullement des autres occupations que lui a confiées Alexandre, ni des autres travaux qu’il a entrepris. Dans l’espace de deux ans et indépendamment de ce qui précède, il trouve le temps de composer des statuts pour l’Académie,
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pour les universités et les écoles, de réunir des matériaux pour l’histoire des finances et pour l’histoire de la médecine en Russie, de s’occuper à rassembler les premières données statistiques et de mettre en ordre les archives de l’Empire.
En 1804, Karazine revint d’une enquête qu’il avait dirigée conjointement avec Derjavine, contre le gouverneur Lopoukhine. Les abus de cet homme, qui avait trouvé de puissants protecteurs, furent découverts et on le mit en jugement. Il restait à récompenser les fonctionnaires qui avaient mené le procès; mais le marquis Poza était arrivé au bout de sa laisse, et l’on ne devait pas lui permettre d’aller plus loin.
Sans se douter de rien, il se présenta à l’empereur, l’empereur le reçut les sourcils froncés. Karazine resta comme frappé par la toudre.
— Tu te vantes des lettres que je t’écris?
— Sire… — Mais l’empereur ne lui permit pas de répondre.
— Des étrangers savent des choses que je n’ai écrites qu’à toi et dont je n’ai fait part à personne. Tu peux t’en aller.
Karazine sortit et tout fut fini entre eux. Karazine présenta sa démission, qui fut acceptée par l’empereur.
Ainsi, en 1804, l’empereur ne savait pas que le contenu des lettres peut aussi être connu des fonctionnaires de la poste et de la police secrete.
Cela nous rappelle une triste anecdote que racontait N. J. Tourguéneff. Alexandre se trouvant à je ne sais quel congrès, reçut une supplique d’un paysan qui avait été vendu par son propriétaire, et demanda à Tourguéneff «si la loi permettait de vendre .des paysans sans la terre qu’ils cultivent, et si la vente d’un paysan, séparément de sa famille, était tolérée?» Tourguéneff, qui .connaissait l’obscurité du Code sur ce chapitre voulut profiter .de la question de l’empereur pour abolir la vente forcée des pay sans, et il va sans dire qu’il n’y réussit pas. Après une séance du «Conseil d’Etat, dans laquelle Tourguéneff s’était échaulfé à ce sujet, V. Kotchoubey, le président, s’approcha de lui et lui dit en souriant avec amertume: «Vous croyez donc qu’il en résultera quelque chose?.. Etonnez-vous plutôt d’une chose, c’est que l’empereur, qui règne depuis vingt ans, ignorait qu’on vendît chez ho u s les paysans à la piece!»
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III
Le péché originel
Le gouvernement institué par Pierre Ier est singulièrement indépendant. 11 a des vues, des intérêts, des rapports, mais il n’a pas d’obligations morales.
En s’affranchissant des traditions surannées de la maison paternelle, il a en même temps rompu tous les liens du sang qui l’enchaînaient et ne s’en est pas imposé de nouveaux; il a livré en servitude sa propre mère à un beau-père étranger, mais sans vouloir se soumettre lui-même à qui que ce soit.
Il a fait un choix dans les éléments complexes et dans les principes si variés de la vie occidentale, et il a escamoté ceux qui ne lui convenaient pas. Dans le thème de l’organisation européenne, où les contradictions même servent à adoucir les parties saillantes et à corriger les points extrêmes, de manière à en faire un certain ordre de choses — il n’a choisi que des sons partiels qui perdaient leur harmonie et leur sens. Il a pris tout ce qui rehaussait le pouvoir et tout ce qui écrasait l’homme; — il a laissé de côté tout ce qui protégeait les individus; il a complété le système religieux de l’inquisition par des tortures d’invention tartare, la hiérarchie allemande par la prosternation byzantine.
La parole humaine, écrasée et méprisée de la manière la plus absolue, n’a reçu de lui une force d’action quelconque que lorsqu’elle promettait la délation; alors il lui a donné le pouvoir de menacer, de frapper implacablement!
Un pareil gouvernement, s’affranchissant de tous principes moraux et de toute obligation autre que celle de sa propre conservation et de la garde des frontières — n’existe pas dans l’histoire. Le gouvernement de Pierre Ier est l’abstraction la plus monstrueuse à laquelle puisse s’élever la métaphysique germanique dans la conception d’un Polizeistaat. Ce gouvernement n’existe que pour lui-même, la nation n’est qu’un instrument pour lui. Il n’a égard en aucune façon ni à l’histoire, ni à la religion, aux habitudes, ni aux aspirations du cœur humain; la force materielle est son seul idéal, la puissance matérielle est la seule intelligence qu’il reconnaisse.
Admettons que la Russie eût été conquise par la Pologne, par -exemple, —il y aurait eu lutte. La noblesse polonaise aurait apporté ses traditions de libre arbitre seigneurial, et l’on aurait vu surgir du sein de la nation offensée, comme on l’a vu dans la Petite- Russie et dans la Grande-Russie du temps des faux Demetrius, — des Liapounoff, des Minine, des Pojarsky ou des Khmielnitsky. Deux éléments opposés en seraient venus aux prises. Le vainqueur aurait regardé le vaincu et se serait demandé «n quoi consistait son originalité, en quoi consistait sa nationalité. Mais la conquête de la Russie par Pierre Ier ayant été consommée sans invasion de soldats de race étrangère, sans apparition d’un drapeau ennemi et enfin sans batailles, a surpris tout le pays à l’improviste. La nation a commencé à deviner qu’elle était vaincue, lorsque toutes ses places fortes étaient déjà au pouvoir de l’ennemi. Aux yeux des vainqueurs, la nation vaincue n’avait même pas l’attrait de la nouveauté et de l’inconnu; au contraire, l’oppresseur avait appris, en se détachant de la vie nationale, à mépriser la plèbe russe; il croyait fermement la connaître et sentait bien qu’il était de son sang et de sa chair, mais il se croyait lui-même affiné par la civilisation et appelé à gouverner cette plèbe.
Autour de Pierre vient se grouper une foule bigarrée, composée d’aventuriers, de gentilshommes vagabonds, d’étrangers, de soldats de fortune sans patrie; ces nouveaux venus se confondent pêle-mêle avec les descendants des anciens seigneurs russes et avec des intrigants appartenant à cette race éternelle, qui a pour vocation de ramper aux pieds de tous les pouvoirs et de profiter de toutes les faveurs. Cette foule croît et se multiplie avec rapidité, laissant partout après elle ses rejetons parasites.
Petit à petit cette moisissure se répand par toute la Russie, elle se traîne dans la boue et sur la neige, ayant à la main un diplôme d’officier, un décret de nomination à des fonctions quelconques, ou un contrat d’achatxxxix[39]; affamée et avide, cruelle vis-à-vis du peuple, bassement servile vis-à-vis de l’autorité, elle forme comme un vaste filet gardé par des soldats — se terminant en haut par un nœud qui est le Palais d’Hiver, et retenant en bas,
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dans chacune de ses mailles, les paysans et les villages. C’est uq empire éparpillé de seigneurs-fonctionnaires et d’une solda-fescrue effrénée. Dans cet empire, tout est rasé, — la barbe, l’autonomie des provinces, l’individualité de chacun. Il s’habille à la mode allemande et s’efforce de parler français.
Le peuple regarde avec horreur et indignation ceux qui l’ont trahi, mais la force est de leur côté, et il a beau gémir et se révolter, la capitation et les recrutements, les corvées et les tributs, le bâton et les verges n’en continuent pas moins à fonctionner. Il a murmuré, il a tenté des soulèvements partiels; il a conspiré avec les cosaques et les Tatares, et une fois même tenté un soulèvement général… On a envoyé des troupes et encore des troupes… et le knout a recommencé à rendre ses arrêts comme auparavant. Etourdi par la souffrance, écrasé sous le désespoir, le peuple a fini par tomber lourdement à terre, et il y est resté engourdi pendant près de cent ans.
C’est seulement à partir de ce moment-là que la Russie de Pierre Ier est devenue cette mer morte et muette, que les plus violents ouragans n’auraient pu soulever.
Jusqu’en 1770 environ, les soldats de fortune et les sergents de Pierre Ier ne vécurent pas sous la loi commune. Ces hommes ivres de vin et de sang, habitués à la hache du bourreau et aux gémissements des victimes, léchant