le pouvoir qui les rossait à coups de bâton, pleins d’une arrogance hautaine et absolument étrangers à tout sentiment d’honneur, — se souvenaient trop bien combien il est facile, dans un empire où la nation n’est rien, de placer sur le trône le premier venu et de l’en chasser quand on n’en veut plus.
Us savaient bien qu’ils avaient leur part dans le «Nous, par la grâce de Dieu» impérial… Les plus clairvoyants d’entre eux voulurent restreindre l’autocratie à leur profit, mais les vrais sergents prétoriens préférèrent étouffer les tzars et faire asseoir leurs maîtresses à leur place. Cette livrée arrogante était dangereuse et exigeante. Le prince Grégoire Orloff trouva que c’était trop peu de posséder Catherine, et il voulut être son mari. Catherine, sachant combien il était facile de porter les liens du mariage, y consentit, mais les autres soldats de fortune et les autres sergents ne voulurent pas le permettre. Le nom du prince
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Jean Antonovitch lut prononcé — elle le fit tuer comme un chat; le nom de la princesse Tarakanoff fut mis en avant, elle la fit voler comme on vole un petit chien.
La terreur était le mobile de tous ces crimes. Une terreur fébrile et invincible s’emparait de l’homme dès qu’il était assis sur le trône de Pierre, souillé de taches de sang. Il était difficile de se reposer sur des sujets de l’espèce des soldats de fortune et des aventuriers allemands; quant à compter sur le peuple, sur ce peuple qui avait été foulé aux pieds dans la boue, puis donné à la noblesse, il y fallait songer encore moins — ce peuple n’existait pas. Les monarques cherchèrent à s’étourdir dans la débau¬che et s’efforcèrent d’oublier leur situation, mais la terreur prit le dessus malgré tout et ils furent tout à coup saisis d’épouvante, comme un homme debout sur une corde tendue: au-dessous d’eux, ils voyaient ondoyer une foule de têtes, qui restaient baissées vers la terre et qui étaient si loin que le son de la voix ne pouvait arriver jusqu’à elles; à côté d’eux… un complet isolement eût été préférable… à côté d’eux, des soldats de fortune, des complices, et c’était tout… Ils s’effrayèrent de leur propre stérilité et envoyèrent chercher partout, chez les landgraves et les archevêques allemands, une goutte du sang de Pierre Ier dans les veines d’un collatéral d’une parenté de la quatrième ou de la cinquième génération, ou bien commandaient à la hâte des enfants, comme Elisabeth en commanda à Catherinexl[40], et en attendant ils tremblaient devant tout, redoutaient tout, voyaient partout un soldat ivre… portant le grand-cordon de Saint- André et une grande corde de chanvre.
Quelqu’un a passé— et tout a changé. Les nuages se sont dispersés et les alliés naturels ont pu se reconnaître. Le monde a pu considérer le tableau d’un bonheur domestique suprême; il a vu Catherine — la divine Felicia de Derjavine — «la mère de la patrie», trôner avec calme au sommet de la force et de la puissance, souriant avec bienveillance aux soldats de fortune et aux sergents, aux sénateurs et aux chevaliers prosternés à ses pieds, jouissant enfin d’une adoration et d’un respect universels. Paréef de verroteries imitant les diamants encyclopédiques, elle brillait
de la sagesse de Beccaria et de la profondeur de Montesquieu; elle adressait des discours à l’antique aux propriétaires-seigneurs-des steppes et coiffait ses balafrés de casques romains… Elle appelait à elle des législateurs qui regardaient sa volonté comme une loi… Ses capitaines lui remportaient des victoires sur terre et sur mer. Derjavine la célébrait dans ses lourdes strophes, et Voltaire l’exaltait dans sa prose légère; et elle — enivrée de sa puissance et aimante — donnait tout à son peuple: son corps, lésâmes des cosaques libres et les biens des couvents. «Gloire à toi, gloire à toi, Catherine!»
Qui avait fait ce miracle? Qui avait enchaîné au char de la Russie ces renégats et ces Allemands? Qui avait soudé à la Feliciaxli[41] tous ces aventuriers turbulents et ces sergents sanguinaires?’
C’était une vieille femme dans le genre de la Korobotchka de Gogol, possédant quelques serfs au milieu de la steppe, qui les avait ensorcelés.
Voici comment se passa la chose: Pougatcheff s’arrêta un jour dans sa propriété; la vieille dame eut peur et sortit pour inviter Sa Majesté à manger chez elle «le pain et le sel».
— Eh bien, — demanda aux paysans l’empereur cosaque, — comment se comporte-t- elle à votre égard?
— Votre Majesté, nous ne voudrions pas charger notre âme’ d’un péché, nous sommes très contents de notre maîtresse, c’est une mère pour nous.
— C’est bien, ma bonne vieille, j’irai chez toi et je boirai de ton eau-de-vie, tes gens disent du bien de toi.
La vieille le traita de son mieux. Pougatcheff prit congé-d’elle et se disposa à remonter dans son traîneau. Le peuple l’attendait. Les visages étaient mécontents.
— Qu’avez-vous donc? Parlez hardiment?
— Mais, Votre Majesté, alors nous allons donc… c’est-à-dire nous serons donc obligés à rester comme nous sommes?
— Eh bien?
— Cependant, père, quand tu étais là-bas, dans l’autre village, tu y as pendu un propriétaire avec tous ses petits enfants, et alors nous… c’est-à-dire, que feras-tu pour nous?
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— Mais vous dites, enfants, que la vieille est une brave femme?
— C’est vrai, Votre Majesté, c’est une bonne femme, mais cela ne fait rien, il vaut toujours mieux en finir.
— Eh bien, soit, mes amis, comme il vous plaira, finissons en.
— C’est dommage, bien dommage, mais il n’y a rien à faire, — dirent les paysans en le remerciant et se dirigeant vers la vieille, qui rangeait tranquillement sa vaisselle en se réjouissant de ce que le tzar lui avait pardonné; et ils la pendirent tranquillement à une traverse, à son très grand étonnement. — Je pense que c’est cette vieille dame qui a jeté un sort aux soldats de fortune mutins et aux sergents ambitieux.
Ils se sont pris à réfléchir en voyant cet exemple de justice impartiale et cosaque.
«Est-ce donc ainsi que nous l’avons fouetté à mort, lui, le peuple? — se dirent-ils. — La justice impartiale peut donc arriver à chacun de nous? Non! assez de complots, nous ne pouvons rien sans le secours de l’impératrice».
Et c’est ainsi que finit la querelle domestique.
A partir de cette époque, le gouvernement n’a plus osé tendre la main aux paysans en aucune occasion. La noblesse a perdu à la fois tout sens de dignité civique devant le gouvernement et tout sentiment de pudeur morale vis-à-vis des paysans. Il s’est formé dès lors deux Russies bien distinctes qui ont cessé définitivement d’avoir rien de commun l’une avec l’autre. Chacune a eu sa morale et sa croyance personnelle. Le paysan, épouvanté, s’est réfugié dans son village, craignant son seigneur, craignant le bailli, craignant la ville, où tout le monde pouvait le battre, où son kaftan et .sa chemise rouge le faisaient mépriser, où enfin il ne voyait de barbe que sur les images du Christ. Le propriétaire-seigneur, tout en versant des larmes sincères à la lecture des contes de Marmon-tel, faisait rosser dans son écurie, avec la plus parfaite indifférence, le paysan qui ne pouvait payer ses arrérages. Le paysan s’est mis à tromper son propriétaire et le juge avec la plus parfaite tranquillité de conscience. — «Tu es donc un seigneur, — di¬sait une vieille femme à un cocher de profession, — pour manger gras en carême? Un seigneur peut manger à son idée, mais toi, pourquoi n’obéis-tu pas à la loi divine?»
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On ne saurait imaginer une ligne de démarcation plus nette.
Le peuple était brisé. Sans murmurer, sans se révolter, sans pérer, il subit, en serrant les dents, les coups de verges par lesquels on faisait passer une génération après l’autre. Le calme se tit par tout l’empire, les paysans payèrent leur tribut à leurs maîtres et s’acquittèrent de leurs corvées; on put sonner l’hallali, les cerfs étaient à bout—le cœur maternel de l’impératrice.put tressaillir d’allégresse.
Le trône de Saint-Pétersbourg se consolida. La chaîne aux quatorze anneaux de la table des rangs, fixée au sol par les baïonnettes et les crosses des fusils, lui servit de point d’appui, et la noblesse des provinces lui vint encore en aide en suçant le sang des paysans. Une pâle et froide lumière de l’Occident promena sa lueur sur le sommet de la pyramide, éclairant l’un de ses côtés de ses vagues rayons, et laissant l’autre côté dans des ténèbres où il était impossible de distinguer autre chose qu’un corps mutilé, couvert de nattes grossières et attendant celui qui devait décider s’il était mort ou vivant… Il semblait que la victoire fût complète.
Mais la révolution opérée par Pierre Ier introduisait dans îa vie de la Russie noble un nouvel élément qu’on pourrait comparer à une arme à deux tranchants. Pierre fut séduit par le côté matériel de la civilisation et par le côté pratique de sa science; il vit dans la richesse de ses ressources une mine féconde à exploiter au profit de la puissance impériale; mais il ne savait pas quelles épines étaient cachées sous les roses de l’Occident, ou bien encore il méprisait trop son peuple pour supposer qu’il songerait à emprunter à l’Occident autre chose que l’art de faire des fortifications et de construire des navires, ou son organisation administrative. Mais la science est comme un ver, elle ronge jour et nuit jusqu’à ce qu’elle arrive à la surface, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle se fasse jour dans les esprits, jusqu’à ce qu’elle devienne une conviction; or il est des convictions qui, semblables à un remords de conscience, fermentent au sein des peuples jusqu’à Ce qu’elles soulèvent la masse entière.
Voici ce qui arriva en 1789: un jeune homme sans importance, apres avoir soupe à Saint-Pétersbourg avec