rien du gouvernement et voulaient essayer leurs tpropres forces; grâce à eux, la bande lumineuse qui éclairait la
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pyramide s’abaissa au contraire, et le sommet de cette pyramide commença à se ternir dans le brouillard. Les lumières, l’esprit, la soif de liberté, tout cela avait déjà passé dans une autre zone, dans un autre milieu qui n’était plus celui de la cour, mais où se trouvait de la jeunesse, de la hardiesse, des idées larges et de la poésie; où l’on voyait Pouchkine, des cicatrices de l’année 1812, des lauriers encore verts et des croix blanches de St- George. De 1812 à 1825 s’est développé toute une pléïade féconde en talents, en caractères indépendants et en vertus chevaleresques (choses complètement nouvelles en Russie). Elle s’est appropriée tous les côtés de la civilisation occidentale que le gouvernement avait défendu d’introduire en Russie. L’époque de Pierre Ier n’a produit rien de meilleur; et, en dépit de la faux fatale qui les a moissonnés tous à ras de terre, l’influence de ces hommes s’est fait sentir en Russie pendant la triste époque de Nicolas, de même que les flots du Volga se distinguent longtemps après qu’ils se sont jetés dans la mer.
A mesure que le temps marche, l’épisode des décembristes devient chaque jour davantage pour nous le prologue triomphal à partir duquel nous comptons tous notre existence, notre généalogie héroïque. Quels Titans, quels géants, quelles individualités
poétiques et sympathiques! Rien n’a pu les amoindrir, rien n’a pu les entamer: ni la potence, ni les travaux forcés aux mines de la Sibérie, ni le rapport d’enquête de Bloudoff, ni l’oraison funèbre du baron Korf.
Oui, c’étaient des hommes!
Lorsqu’ au bout de trente ans quelques vieillards qui avaient survécu à Nicolas revinrent de leur long et douloureux exil, voûtés et s’appuyant sur des béquilles, la génération abattue, atrabilaire et désillusionnée de Nicolas regarda avec stupeur cette jeunesse qu’ils avaient conservée dans les casemates et dans les mines de la Sibérie, l’ancienne chaleur du cœur, les espérances, l’amour immuable de la liberté et ses principes inflexibles — cette jeunesse aux cheveux blancs, où se voyaient les traces de la couronne d’épines qui avait déchiré leurs têtes pendant plus d’un quart de siècle. On ne vit pas ces hommes s’accroupir près de leur foyer refroidi pour y chercher le calme et le repos — non — aussitôt arrivés, ils se mirent à consoler les faibles, ils tendirent la main
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aux enfants malades, les encourageant et soutenant leurs forces et leurs espérances!
La période pétersbourgeoise est purifiée par la sainte phalange des décembristes; la noblesse ne pouvait aller plus loin sans se faire peuple, sans déchirer ses titres.
Cette phalange, c’est son Isaac offert en sacrifice de réconciliation avec le peuple. L’Abraham couronné n’a pas entendu a voix de Dieu et a abaissé son glaive…
Le peuple n ‘a pas pleuré.
Le sacrifice a été réellement complet, et il a été complet précisément à cause de l’indifférence du peuple.
Ce n’est qu’alors qu’une issue et une réconciliation sont devenues possibles. L’apostasie était expiée par l’amour et le dévouement — c’était une rédemption. La conduite de cette poignée de nobles et d’aristocrates, prêts non seulement à céder d’injustes privilèges reçus par héritage et à se faire, suivant l’expression du comte Rostoptchine, des gentilshommes roturiers — mais encore à affronter les galères et la mort pour cette idée — cette conduite efface le grand péché historique!
V
De l’autre côté des monts Ouraliens
…Lorsqu’en 1826 Yakoubovitch, condamné lui-même aux travaux forcés, vit le prince Obolensky portant sa barbe et revêtu de la capote de bure du soldat, il ne put s’empêcher de s’écrier: «Allons, Obolensky, si je ressemble à Stenka Razine, tu dois infailliblement ressembler à Vanka Kaïnnxliii[43]» Le commandant entra alors; on enchaîna les prisonniers et on les envoya en Sibérie.
Le peuple ne saisit pas cette ressemblance et la foule regarda avec indifférence les forçats lorsqu’ils passèrent à Nijni-Novgorod au moment même de la foire. Ils se disaient: «Les pauvres diables de notre condition s’en vont là-bas à pied, tandis que les seigneurs y vont en kibitka, escortés par des gendarmes!»
De l’autre côté de la chaîne de l’Oural commence pour tous la triste égalité devant les mines et devant le malheur.Tout change. Le petit employé que nous étions habitués à considérer comme
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rançonneur ignoble et sans pitié, supplie avec des larmes dans 1 voix les exilés d’Irkoutsk d’accepter de lui un peu d’argent; . cosaques brutaux qui les escortent ont pour eux toute la complaisance possible; les marchands les régalent à leur passage. De l’autre côté du Baikal, quelques uns d’entre eux s’étant arrêtés pour changer de voitures à Verkhné-Oudinsk, les habitants apprirent qui ils étaient: aussitôt un vieillard leur envoya son petit-fils avec du pain blanc et des gâteaux dans une corbeille,etle grand- père lui-même se traîna jusqu’à eux, pour causer avec eux du pays situé de l’autre côté des montagnes et leur demander des nouvelles de ce qui se. faisait dans le monde.
Lorsque le prince Obolensky était encore à l’usine d’Oussolsk, il partit un matin de bonne heure pour fendre du bois à un endroit qu’on lui avait désigné. Pendant qu’il travaillait, un homme sortit de la forêt, le regarda attentivement et avec affabilité, puis poursuivit son chemin. Le soir, en retournant chez lui, Obolensky le rencontra de nouveau; l’homme lui fit des signes et lui montra la forêt. Le matin du jour suivant il sortit d’un fourré et fit encore signe à Obolensky de le suivre. Le prince lui obéit. L’inconnu, après l’avoir conduit au plus profond du bois, s’arrêta et dit d’un air triomphant: «Nous vous connaissons, il est parlé de vous dans la prophétie d’Ezéchiel. Nous vous attendions; nous sommes très nombreux ici, fiez-vous à nous, nous ne vous trahirons pas!» C’était un sectaire exilé.
Depuis longtemps Obolensky désirait vivement avoir des nouvelles de sa famille par la princesse Troubetzkoï, qui était arrivée à Irkoutsk. Mais il n’avait aucun moyen de lui faire parvenir une lettre. Obolensky pria le sectaire de lui venir en aide. Celui-ci ne réfléchit pas longtemps. «Demain, à la brune, — lui dit-il, — je serai à tel endroit; apportez-moi votre lettre, elle sera remise!..» Obolensky lui remit une lettre et le sectaire partit la même nuit pour Irkoutsk; deux jours après Obolensky avait une réponse.
Que lui serait-il arrivé si on l’avait pris?
Le sectaire payait pour le peuple la dette qu’il devait à Ra-dichtcheff et ses descendants.
Ainsi ce fut dans les forêts et les mines de la Sibérie que, pour a première fois, la Russie de Pierre Ier, la Russie des seigneurs,
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des fonctionnaires et des officiers, — et la Russie noire, c’est-à-dire la Russie des paysans, toutes deux exilées, enchaînées, portant toutes deux la hache à la ceinture, s’appuyant toutes deux sur la pioche et essuyant la sueur qui coulait de leur front, se regardèrent face à face et reconnurent mutuellement sur leurs visages des traits de famille depuis longtemps oubliés. Il est temps que cette reconnaissance se renouvelle au grand jour, à la face de tous, ouvertement et partout.
Il est temps que la noblesse, qui a été hissée artificiellement par des machines allemandes au-dessus du niveau commun, ouvre les écluses et confonde ses eaux avec celles de la mer qui l’entoure. On est trop habitué aux jets d’eau pour pouvoir encore les admirer, et le Samson de Péterhoff n’étonne plus ni parsacolonned’eau, ni par sa gueule de lion — quand on voit l’immensité de la mer.
…La fête impériale de Péterhoff est finie, l’intermède en costume est joué, les lampes graillonnent et fument, les jets d’eau sont épuisés. — Allons-nous-en chez nous!
— «Tout cela est vrai, mais… mais… ne vaudrait-il pas mieux élever le peuple?» — On le peut, seulement il faut savoir que pour l’élever il n’y a qu’une seule méthode sûre, c’est de le hisser sur la machine de la torture — c’est la méthode de Pierre Ier, deBiron, d’Araktchéieff. C’est pour cela que l’empereur Alexandre n’a rien fait de Karazine ni de Spéransky, mais qu’une fois Araktchéieff trouvé, il s’en est tenu à lui.
Au fait, le peuple est trop nombreux pour qu’on puisse l’élever à la 14e classe et à la noblesse.
Tant que nous considérerons le peuple comme une masse d’argile, et nous-mêmes comme des statuaires; tant que nous voudrons, du haut de notre orgueil, modeler avec cette terre une statue à l’antique dans le goût français, à la manière anglaise, ou sur un moule allemand, nous ne rencontrerons dans le peuple qu’une indifférence obstinée ou qu’une obéissance passive et outrageante.
La méthode pédagogique de nos civilisateurs est détestable. Elle procède de ce principe que nous savons tout et que le peuple ne sait rien. Comme si c’était nous qui lui avions appris le droit à la terre, à la possession en commun, à l’organisation, à l’asso¬ciation du travail!
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Le peuple s’obstine dans sa manière de vivre, et il y croit, mais nous ne nous obstinons pas moins dans nos théories, et nous croyons les bien posséder; nous croyons qu’elles établissent des faits bien réels. Lorsque nous répétons dans un langage de convention une chose que nous avons apprise dans les livres, nous sommes désespérés de voir que le peuple ne nous comprend pas, nous nous affligeons de la stupidité du peuple — de même qu’un écolier rougit de sa pauvre mère parce qu’elle ne sait pas où il faut mettre quelquefois un s au lieu dec; ne s’étant jamais demandé pourquoi on employait deux lettres pour exprimer un seul son.
Nous voulons le bien du peuple et nous cherchons des remèdes à ses maux dans les pharmacies étrangères, nous n’y trouvons que des herbes exotiques — il est plus facile de chercher des herbes dans les livres que dans les champs. Nous devenons