hors de lui, piqua son cheval et s’élança l’êpêe levée sur le paysan; la police, comme de raison, se rua sur le pauvre diable, faisant pleuvoir sur lui des coups.
«Nous ne pouvions croire nos propres yeux et nous nous détournâmes tout honteux, — continue Yakouchkine; — c’était le commencement de mon désillusionnement sur le compte de l’empereur, et je pensais involontairement à la chatte métamorphosée en belle femme, qui ne pouvait pourtant voir une souris sans se jeter dessus».
Encore un fait: en 1817, les dernières troupes rentrèrent de la, France. Alexandre alla à la rencontre de ces hommes, qui endurèrent plus de cinq ans les fatigues d’une campagne éloignée; les voyant en mauvaise tenue, il les chassa de la place d’armes et cassa un des régiments de chasseurs.
Sur une dénonciation faite par un mauvais drôle, le colonel d’artillerie Taube, que les officiers ne sont pas polis, lui, Alexandre, sans enquête, sans avoir demandé ni les motifs ni les excuses, punit tout le corps des officiers de l’artillerie de la garde et. en renvoya cinq des meilleurs à l’armée.
La jeunesse murmurait, était exaspérée. Des hommes sérieux commencèrent à réfléchir non seulement sur la triste position du pays, mais à l’urgence de trouver les moyens d’en sortir.
Un soir, c’était en 1816, quatre officiers étaient réunis dans la chambre des Mouravioff-Apostol. On discutait de la position difficile dans laquelle on entrait, de Г état malheureux du pays. Survinrent encore deux Mouravioff. L’un de ces derniers proposa de se liguer contre le parti allemand. Yakouchkine refusa sa participation, déclarant qu’il était tout prêt d’entrer dans une société ayant pour but non de contrecarrer quelques Allemands, mais l’amélioration générale du sort de la Russie. Les Mouravioff-Apostol étaient de son avis. Alors les Mouravioff avouèrent que la
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ligue contre les Allemands n’était qu’un essai et que c est une-tout autre société qu’ils voulaient proposer. Ils tombèrent de-suite d’accord sur les bases de l’association.
Voilà le point de départ, le punctum saliens de la grande lutte, du travail souterrain pendant les trente années qui suivirent 1825 et du réveil qui se fit après la mort de Nicolas.
Ces six noms appartiennent à l’histoire. Les voici: Sergexliv[44] et Mathieu Mouravioff- Apostol, Alexandre et Nikita Mouravioff, le prince Serge Troubetzkoï et Yakouchkine.
Les six décidèrent de n’affilier aucun membre sans le consentement unanime de tous.
La vie de Pétersbourg paraît unsupportable à Yakouchkine, il quitte la garde et va servir dans un simple régiment de chasseurs. Chemin faisant, il va voir son oncle, qui gérait son patrimoine, situé dans le gouvernement de Smolensk, et lui annonce qu’il est fermement décidé à émanciper ses paysans. L’oncle l’écoute, triste et silencieux, mais sans faire la moindre objection. Le vieux était convaincu que son neveu était fou. A peine arrivé dans le 37e chasseurs, il fait une infraction flagrante au règlement des six et une acquisition superbe pour la société: il y affilie le colonel de son régiment, Von Wiesen, homme d’un haut mérite.
Un an après, nous voyons déjà parmi les membres de la société le célèbre colonel Pestel, écrivant le premier règlement de la société qu’il nomma ««Alliance du bien-être». En même temps, une association de propagande parmi les militaires s’organise autour de Von Wiesen.
Pendant que ce groupe d’hommes énergiques et généreux se vouait à une perte presque inévitable, sachant leur sort, il se couvait au Palais d’Hiver un autre complot.
La création des colonies militaires devint une manie chez 1 empereur; il ne lui manquait que l’exécuteur de ce plus grand cnme de son règne, il le trouva bientôt dans l’homme dur et violent, implacable et borné, âpre et féroce, dans son alter ego,
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le comte Araktchéieff, général d’artillerie, connu par sa lâcheté sur le champ de bataille, haï et détesté par toute la Russie. C’est sur ses ignobles épaules que l’empereur fatigué jetait peu à peu le fardeau de la souveraineté, et c’est à lui aussi qu’il confia la réalisation de son rêve monstrueux.
L’histoire moderne n’a rien vu de pareil, l’abomination des moyens surpasse l’absurdité du projet.
Prendre une large bande de terrain au Nord et la dérouler jusqu’à la mer Noire. En transformant les paysans en militaires et colonisant les régiments de soldats dans les villages ainsi transformés — les colonies devaient former une Russie militaire, divisant comme un torrent la Russie civile en deux. Dans l’imagination de l’empereur, les colonies devaient être une pépinière constante de l’armée, lieu de cantonnement de toute la cavalerie, de toute l’infanterie avec leurs états-majors et leur administration; tous se nourrissant, s’entretenant de leur propre travail, par leurs propres moyens. A mesure que le monstre descendait en commençant à Staraïa-Roussa près de Novgorod, tout devait être écrasé, emporté, brisé, fait soldat à perpétuité, soldat héréditaire sans ménagement aucun, avec une célérité fiévreuse et un pédantisme frisant la folie. Dès le premier essai, les paysans se révoltèrent, Araktchéieff les mitrailla à coups de canon, les tailla en pièces par des charges de cavalerie, prit les villages à la baïonnette. Les restes du massacre passèrent par les verges et l’ordre prit le dessus. Après quoi on annonça à ces malheureux que leur maison et leur avoir ne leur appartenaient plus, que dorénavant ils seraient soldats-cultivateurs et qu’ils travailleraient non pour eux-mêmes, mais pour le régiment. On leur rasa la barbe, on les affubla de la capote militaire, puis on les divisa en brigades et en compagnies. Jamais les terreurs, les horreurs révolutionnaires, les essais de communisme, depuis les anabaptistes ‘jusqu’à Babœuf, n’ont fait quelque chose qui se rapprochât de loin à cette œuvre de l’utopiste couronné qui jouait au comité de salut public en 1801, du piétiste mélancolique des salons de m-me Krüdner, du coryphée des libéraux de la sainte-alliance!
Il y a des faits, des détails qui sont gravés dans la mémoire du peuple et qui font dresser les cheveux, des faits que la plume
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refuse d’inscrire, mais qui restent comme un levain qui remue et travaille pour la haine et la vengeance future.
Le soulèvement des colonies de la Staraïa Roussa, en 1831, par son caractère implacable a montré que les germes ne sont pas perdusxlv[45].
Des familles entières abandonnaient leurs maisons et erraient dans les forêts, des femmes se noyaient, des hommes se mutilaient, se pendaient. Les punitions étaient tellement exorbitantes qu’elles finissaient souvent sur des cadavres.
Lorsqu’on vint aux cosaques petits-russiens, on trouva une résistance désespérée. Ces gens se souvenant des franchises qu’on leur avait octroyées, se souvenant de Stenka Razine et de Pougatcheff, reculèrent, avec horreur devant l’introduction des colonies militaires. On passa sur leurs corps. Pour bien apprécier toute l’absurdité de ce dernier crime, il faut se rappeler que les cosaques formaient des colonies militaires toutes faites et qui fonctionnaient parfaitement, comme ils l’ont prouvé pendant la guerre de 1812 à 1814. Mais la furie de l’uniformité et de la réglementation ne voulut rien entendre d’une organisation traditionnelle et tout à fait populaire.
Un cosaquexlvi[46], sommé de donner son adhésion et menacé de passer par quelques mille (on allait jusqu’à six, huit et même dix mille) coups de verges en cas d’obstination, demande un moment de réflexion. C’était un homme considéré dans le village, on tenait à son adhésion libre.
On lui donne quelques minutes. Il revient, portant un sac, l’ouvre, pose devant les bourreaux en epaulettes les deux cadavres de ses deux enfants qu’il vient de tuer, et après avoir dit: «Ceux-là ne seront pas soldats», ajoute: «Quant à moi, je ne le veux pas/» Après cela, il se déshabille et dit: «Je suis prêt!»:
Il est impossible de continuerxlvii[47].
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Devant la démence de l’empereur et la féroce tyrannie de son alter ego, lés esprits s’envenimaient de plus en plus. Outré des nouvelles que l’on recevait à Moscou de Pétersbourg, Yakouchkine proposa, en 1817, à ses amis de tuer Alexandre Ier; il s’offrait lui-même pour l’exécuter. Les membres de la société n ‘y consentirent pas, et Yakouchkine, froissé et mécontent, rompit avec l’Alliance. Un an après, comme il fallait s’y attendre, il revint.
Pendant cette année, la société avait marché. En 1819, nous voyons dans sen sein, outre les fondateurs, des hommes éminents, haut placés, énergiques, influents, tels que les colonels Grabbe, Narychkine, le secrétaire d’Etat N. Tourguéneff, les princes Obolensky, Lopoukhine, Chakhovskoï, Elias Dolgorouky, etc.xlviiif48]
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Et il ne faut pas perdre de vue que nous ne parlons que de la société de Pétersbourg et de Moscou. Dans l’état major de la seconde armée, il y avait un autre centre, dirigé par le célèbre colonel Pestel, qui avait à côté de lui des amis comme le général prince S. Volkonsky et le général Youchnevsky, comme les colonels Davydoff, Serge Mouravioff, des hommes fanatiques comme Bes-toujeff, Borissoff, etc.
Les cadres de l’Alliance de Pétersbourg devenaient trop serrés, le plan semblait vague, timide, lent. On se sentait fort et beaucoup plus près de l’action qu’on ne le supposait, l’audace s’accrut avec cette conscience. De là un désir naturel d’une réorganisation radicale, d’une épuration dans le but d’éliminer les tièdes et indécis.
On résolut — sous prétexte que le gouvernement était sur les traces de la société — de la dissoudre et de la réformer immédiatement après dans le silence le plus profond. Dans ce but, on envoya Yakouchkine à l’état-major de l’armée qui était à Toultchine, et on invita la société de Pestel d’envoyer un délégué de sa société à Pétersbourg.
Pestel voulait y aller lui-même. On craignait son énergie, sa force irrésistible, on le dissuada. Le colonel Bourtzoff vint à sa place, accepta tout, même le nouveau règlement écrit par Nikita Mouravioff, qui s’occupa de la formation d’une nouvelle société. Pestel et les siens n’étaient pas trop contents des nouvelles que leur apportait le colonel Bourtzoff. Ils pensèrent avec raison que la société des capitales n’avait aucun droit de dissoudre