doit dénouer nécessairement, et s’il ne le fait pas, il se dénouera de lui-même d’une «manière terrible et violente.
— Que peut faire le gouvernement dans ce cas?
— Le rachat des terres.
— Impossible, vous connaissez vous-même l’état de nos finances.
Encore quelques questions et une seconde invitation de nommer les membres de l’association, encore un refus de ma part. Lévachoff me donna la feuille sur laquelle il griffonnait pendant mDtre conversation, et me demanda: „Voulez-vous signer?» Je la signai sans avoir lu ; il me congédia, je sortis. Pendant la conversation avec Lévachoff je me sentais à mon aise, et je ne cessai de contempler la sainte famille de Dominiquin. Me trouant seul avec une ordonnance, je commençai à réfléchir sur le mot torture prononcé par le général. La porte s’ouvrit et Lévachoff me fit signe de rentrer. Près de la table se tenait debout l’empereur. Il me dit d’approcher, et après : „Avez-vous pensé a ce qui vous attend dans l’autre monde ? La damnation éternelle. Vous pouvez mépriser l’opinion des hommes, mais les
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punitions du ciel pour avoir trahi le serment! Je ne veux pas votr perte irrévocable, je vous enverrai un prêtre». Une pause.
— Pourquoi ne me répondez-vous pas?
— Je ne sais pas ce que Votre Majesté daigne me demander
— Il me semble que je parle assez clairement. Si vous ne voulez pas traîner à l’abîme votre famille, si vous ne voulez pas qu’on vous traite comme un cochon, vous devez tout m’avouer.
— J’ai donné ma parole de ne nommer personne. Ce que j’ai pu dire sur mon compte, je l’ai tout dit à Son Excellence, — ré-pondis-je en montrant Lévachoff, qui se tenait éloigné dans une position respectueuse.
— Que me fourrez-vous — Son Excellence et votre dégoûtante parole d’honneur !
— Je ne puis nommer personne.
Nicolas recula de trois pas et dit en me montrant:
—Lui mettre des fers… l’enchaîner de manière qu’il ne puisse se mouvoir.
En voyant le tzar, je craignais fortement qu’il ne m’humiliât en parlant avec calme et modération, en relevant les côtés faibles de la société; je craignais qu’il ne m’accablât par sa générosité. Mais dès le premier instant j’étais rassuré. Je me sentis plus fort que lui, et tel je suis resté pendant toute la conversation.
On me transféra à la forteresse. Le commandant général Soukine, qui avait une jambe de bois, me reçut; il prit la petite feuille de papier qu’on lui présenta, l’approcha de la bougie et dit lentement:
— Ordre de t’enchaîner !»
Sur cela, on lui mit les fers aux bras et aux pieds, on lui banda les yeux et on le mena dans «les oubliettes de Pétersbourg»r dans le fameux ravelin d’Alexis, où l’on entrait quelquefois, mais d’où l’on ne sortait presque jamais. C’est là que le féroce Pierre Ier fit périr son fils Alexis (de là le nom du ravelin); c’est là que périt la pauvre princesse Tarakanoff, noyée dans sa casemate.
Un vieillard septuagénaire, chef du ravelin, mena Yakouchkine dans la casemate № 1. On lui ôta ses habits, on lui donna une chemise grossière toute en loques et un pantalon pareil. «Après quoi le vieillard se mit à genoux pour remettre les fers,
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enveloppa dans un chiffon les menottes et me demanda si je pouvais écrire. Je lui répondis affirmativement. Sur cela il me souhaita une bonne nuit, et, disant: « La miséricorde de Dieu nous sauvera tous », il sortit avec sa suite. La porte se ferma sur eux, et j’entendis le bruit deux fois répété de la serrure.
La chambre dans laquelle j’étais avait six pas de longueur sur quatre de largeur; les murs portaient encore des traces de l’inondation de 1824, les carreaux étaient enduits d’une couleur blanche, la fenêtre barrée par une forte grille de fer. Un lit, un poêle, une petite table, une cruche d’eau, une veilleuse, une chaise de nuit et deux chaises, tel était l’ameublement. A neuf heures du soir un soldat m’apporta un potage aux choux; il y avait deux jours que je n’avais mangé, je me mis non sans plaisir au stchi. La marche était peu commode avec les chaînes (elles pesaient près de douze kilogr
Le lendemain j’étais encore au lit lorsque la porte s’ouvrit, et un vieux prêtre, haut de taille et tout blanc de cheveux, entra. Il prit une chaise, se mit à côté de mon lit et me dit que l’empereur l’avait envoyé chez moi.
— Est-ce que vous faites chaque année vos dévotions? — me dit-il.
— Il y a plus de quinze ans que je n’en fais pas.
— Vous étiez peut-être empêché par le service?
— J’ai quitté le service depuis huit ans. Je ne faisais pas mes dévotions parce que je ne suis pas chrétien.
Le prêtre me parla alors de l’autre monde, des châtiments.
— Si vous croyez en la miséricorde de Dieu, — dit Yakouchkine, — vous devez être convaincu que nous tous serons pardonnés — vous, moi et mes juges.
C’était un brave homme. Il se retira les larmes aux yeux, en disant qu’il était désolé de ne pouvoir rien faire pour moi. Après lui, un sergent m’apporta, au lieu du dîner, un morceau de pain de caserne. (C’était par la faim que le profond Nicolas voulait convertir à la religion cet homme de fer!) Un officier m’apporta ma pipe et le tabac pour me tenter (encore mieux!),
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je dis qu’ils ne m’appartenaient pas et qu’il n’avait qu’aies emporter. Le soir du lendemain un autre prêtre, encore plus haut de taille, entra chez moi: c’était l’archiprêtre de la cathédrale de Kazan. Ses allures étaient tout autres; il m’embrassa avec tendresse et me parla de la patience avec laquelle les apôtres et les premiers pères souffraient leur terrible position.
— Saint père, — lui dis-je, — vous êtes venu ici par ordre du gouvernement?
Il resta interdit un instant, puis il me répondit:
— Certainement, sans une autorisation du gouvernement il me serait impossible de venir chez vous; mais, dans votre position, il me semble que vous devriez être content si un chien entrait chez vous. Voilà pourquoi je pensais que ma visite ne vous serait pas désagréable.
— Certainement, chaque visite me ferait un plaisir extrême, mais vous êtes prêtre, et je vous demande la permission de commencer notre connaissance par une entière franchise. Comme prêtre, vous ne m’apporterez pas de grandes consolations. Au contraire… il y a parmi mes collègues des croyants qui seraient peut-être heureux de vous voir.
— Je ne veux rien savoir de vos croyances, — dit l’archiprêtre Myslovsky. — Vous souffrez et je serai heureux si les visites non du prêtre, mais de l’homme, peuvent vous être agréables.
Je lui tendis ma main.
Il venait tous les jours et se conduisait avec un grand tact; il parlait de tout, à l’exception de la religion.
…Un soir j’entendis un grand bruit: un des détenus, Boulatoff, se démenait dans un accès de rage. Pendant huit jours il avait refusé toute nourriture. Ni prières ni menaces ne pouvaient le contraindre. Il devint fou furieux, on l’envoya à l’hôpital, où il mourut dix jours après. Avant sa mort on amena ses deux petites filles, qu’il aimait tendrement. Elles ne reconnurent pas leur père et prirent la fuite par horreur de lui.
Le même jour un caporal apporta, le soir, un pain blanc, me l’offrit de la partde l’officier de service et me pria de manger tout le pain, pour qu’il ne restât pas de miettes comme pièce d’accusation contre l’officier.
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Le lendemain le commandant de la forteresse vint lui-même me voir. Il me conjura de nommer les membres de la société pour adoucir mon sort, et fit un long panégyrique du nouveau tzar, allant jusqu’à dire qu’il était un ange de bonté.
— Dieu veuille qu’il en soit ainsi, — lui répondis-je.
— Eh bien, sans prendre note de votre obstination, j’ordonnerai qu’on vous apporte un dîner; mais comme vous n’avez depuis longtemps rien mangé que du pain, je vous enverrai avant
du thé.
Je le remerciai, en disant qu’au bout du compte je ne tenais pas trop à ces choses. Pourtant il m’envoya du thé et un
potage.
Je racontai le fait à l’archiprêtre et lui dis que le vieux général me semblait être, somme toute, un brave homme. Sur cela, Myslovsky fit observer que la bonté du commandant était principalement fondée sur le désir sincère que je n’aille pas mourir comme Boulatoff à la suite de la nourriture insuffisante et mauvaise. Car, dit-il, la Commission de l’enquête tient énormément que personne ne meure avant la fin du procès»liii[53].
…Les premiers jours de février un officier d’ordonnance apporta à Yakouchkine une lettre de sa femme, dans laquelle elle lui communiquait la naissance d’un fils. Cette lettre a été délivrée à Yakouchkine par ordre de l’empereur. Sa joie était immense. Il voulut même écrire une lettre de remerciement à l’empereur, heureusement l’officier était déjà parti, et la lettre ne fut pas écrite. Le même jour, après le souper, l’aide de camp de la place lui ordonna de mettre ses habits et de le suivre. Il lui apprit la manière de soutenir un peu les chaînes aux pieds par un mouchoir, lui banda les yeux, lui jeta sur les épaules une pelisse, et le mena en traîneau dans la maison du commandant. Là, après une assez longue attente, on introduisit Yakouchkine
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dans un grand salon fortement éclairé et on ôta le mouchoir de ses yeux.
«Je me trouvais au milieu d’une vaste pièce, à dix pas d’une table couverte de drap rouge. La première place était occupée par le président de la Commission, Tatistcheff; à côté de lui était le grand-duc Michel, ensuite le