prince Alexandre Galitzine, le général Diebitch; entre lui et le comte Tchernychoff il y avait une place vide, celle de Lévachoff. De l’autre côté du président étaient: le général gouverneur Koutouzoff, le comte Benkendorl, le général Potapoff et l’aide de camp colonel Adlerberg, qui sans être membre de la Commission y assistait pour faire ses rapports à l’empereur.
Après un moment de silence, le comte Tchernychoff me dit d’un ton solennel:
— Approchez!
Mes fers retentirent dans la salle.
— Avez-vous, — me dit-il, — prêté serment à l’empereur actuel?
— Non.
— Et pourquoi cela?
— Je n’ai pas prêté le serment parce que le serment est entouré de tant de formalités et de promesses que je n’ai pas cru convenable de le faire sans y croire.
Ce n’est qu’alors que l’idée m’est venue que la lettre de ma femme avait été employée comme guet-apens. Je regardais dès ce moment avec un dégoût profond et un mépris sans bornes mes juges.
— Vous voulez sauver vos complices, — me dit Tchernychoff, — vous ne réussirez pas.
— Si je voulais sauver quelqu’un, j’aurais commencé par moi-même, et dans ce cas je n’aurais pas dit ce que j’ai dit au général Lévachoff.
— Quant à vous, vous ne pouvez pas vous sauver. Si le comité vous demande les noms, c’est dans le but unique de soulager votre sort. Comme vous persistez dans votre refus, nous vous nommerons tous les membres qui étaient présents lorsqu’on a pris la décision de tuer l’empereur défunt. Il y avait Alexandre, Nikita, Serge et Mathieu Mouravioff, Lounine, Von Wiesen et
Chakhovskoi. Les uns affirment que le sort vous a désigné, d’autres que vous vous êtes proposé vous-même.
— Les derniers ont raison.
— Quelle affreuse position, — dit le prince A. Galitzine, — d’avoir l’âme chargée d’un tel crime! Est-ce que le prêtre a été chez vous?
— Oui, il a été chez moi.
Koutouzoff, qui dormait, se réveilla et, sans bien comprendre de quoi il s’agissait, s’écria:
— Comment, il n’a pas laissé entrer chez lui le prêtre!
Galitzine le calma en disant que le prêtre y avait été.
— Est-ce qu’il n’y avait personne qui s’opposât dès le commencement à votre affreux projet?
— Von Wiesen.
Tchernychoff sourit au grand-duc, et me dit avec une certaine douceur qu’on m’enverrait des questions par écrit.
Un jour après on m’apporta les mêmes questions par écrit».
«Ici, — dit Yakouchkine avec une sainte franchise, — ici commence l’action délétère, corruptrice de la prison, des fers, de la fatigue, du soin de sa famille, etc. Je commençai à tergiverser. Il me semblait que je jouais le rôle d’un Don Quichotte qui se présente, l’épée à la main, devant un lion qui, en le voyant, bâille, détourne la tête et s’endort».
Yakouchkine écrivit les noms de tous les membres nommés en sa présence par la Commission et il en ajouta deux: le général Passek, qui s’était suicidé, et Tchaadaïeff, qui n’était pas en Russie.
Vers la fin du grand carême, Yakouchkine consentit — et il désigne cela comme seconde chute — à communier. Le soir du même jour on ôtait, sur l’ordre de l’empereur, les fers de ses pieds. Les premiers temps cela l’embarrassait; il était si faible que les fers qui restèrent sur les bras l’emportaient par leur poids. Une semaine après, le jour de Pâques, on ôta aussi les fers des bras.
…Le 15/27 juillet, vers une heure, on le mena dans la maison du commandant. «On me fit entrer dans une chambre dans laquelle je trouvai Nikita et Mathieu Mouravioff, le prince
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Volkonsky, Alexandre Bestoujeff et Guillaume Küchelbecker. J’ai été très heureux de revoir les amis, principalement les Mouravioff, et pourtant j’ai été frappé du grand changement que je trouvai en eux; ils étaient amaigris et exténués par la prison.
…Le prêtre apparut un instant, pour me glisser ces mots:
— Vous entendrez parler de la sentence de mort, ne croyez pas à l’exécution».
Enfin on les fit entrer tous les six dans la salle de la haute Cour criminelle. Des métropolitains, des archevêques, des membres du Conseil d’Etat, des généraux étaient assis devant une table; derrière eux se trouvait le Sénat. On leur lut la sentence de mortliv[54], et on les renvoya aux casemates.
«A minuit on vint me réveiller, on m’apporta mes habits et on me mena sur le pont qui réunit le ravelin à la forteresse. De tous les côtés, de toutes les casemates on menait des condamnés que l’on dirigeait vers la forteresse. Une fois réunis, nous traversâmes sous escorte la grande porte; nous passâmes à côté d’un échafaudage surmonté de deux poutres et d’une solive; des cordes descendaient de la solive. L’idée ne nous vint pas que c’était un gibet. Nous étions convaincus que personne ne serait exécuté.
Sur le couronnement de la forteresse il y avait quelques spectateurs, en grande partie des employés d’ambassade. Ils étaient étonnés que les condamnés, qui devaient dans un instant perdre fortune et position, allaient la tête haute, parlant gaiement entre eux, entendre la sentence.
On fit halte devant la forteresse, on lut encore une fois la sentence; après quoi on ordonna de mettre à genoux les militaires, de leur ôter leurs uniformes et de briser leur épée au-dessus de la tête. J’étais le dernier du côté droit, et c’est par moi que devait commencer l’exécution. Le soldat du train qui faisait la besogne me frappa de toute sa force avec mon épée sur la tête. On l’avait mal sciée au milieu. Je tombai, et en me relevant je lui dis: « Tu m’assommeras si tu me frappes encore une fois avec
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cette force ». Le général gouverneur Koutouzoff était à côté, à cheval, et j’ai très bien vu qu’il riait en voyant cette déplorable scène. A une centaine de pas on jetait sur des bûchers iios uniformes, décorations, etc.»
Après cette cérémonie on les ramena dans les casemates… Le sergent qui apporta le dîner à Yakouchkine était pâle et abattu, il hasarda quelques mots: «Des horreurs ont été commises, cinq des vôtres ont été pendus». Yakouchkine ne pouvait le croire. Enfin le prêtre entra, le ciboire en main. «Est-ce vrai?» — lui dit Yakouchkine. Le prêtre se jeta sur une chaise et serra en sanglotant le ciboire avec ses dents…
Il était présent à l’exécution. «Ils se préparaient tous à la mort avec un calme sublime, — dit-il, —et une grandeur d’âme à toute épreuve. Seul, Michel Bestoujeff avait des moments de faiblesse; il était si jeune (vingt-trois ans) et désirait tant de vivre encore». A deux heures du matin, l’archiprêtre les accompagna, donnant le bras au jeune Bestoujeff. Au pied du gibet, Serge Mouravioff s’agenouilla et d’une voix forte, prononça: «Que Dieu sauve la Russie et qu’il sauve le Tzar».
«Profondément religieux, — ajoute Yakouchkine, — Mouravioff était sincère, il priait en mourant pour le tzar, comme le Christ priait sur la croix pour ses ennemis».
Le prêtre, en descendant les degrés de l’échafaud, entendit un bruit, tourna encore une fois les yeux vers les martyrs, il vit Pestel et Bestoujeff pendus, et les trois autres gisant, blessés, sur les planches, leurs têtes ayant passé par les nœuds des cordes, mouillées par la pluie.
Serge Mouravioff s’était grièvement blessé, une jambe était Iracturée. «Pauvre Russie, — dit-il, — on ne sait pas même pendre un homme». Kahovsky prononça quelques imprécations. Ryléïelf ne dit pas un motlv[55]. Le général Tchernychoff ne perdit pas la tête, il ordonna de les pendre encore une fois.
Myslovsky bénit leurs cadavreslvi[56].
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Le 15 juillet, sur la place de Pierre, il y avait un Te Deum expiatoire, le métropolitain y assistait avec tout le clergé. L’archiprêtre Myslovsky n’y alla pas, il resta seul dans la cathédrale Puis prennant le costume de deuil, il officia une messe de mort pour les cinq martyrs… Une femme éplorée entre dans la cathédrale et voit le vieux prêtre prosterné devant l’autel, priant pour le repos de l’âme de Serge, Paul, Michel et Conrad.
Cette dame était la sœur de Serge Mouraviofflvii[57].
P. S. Il y a un point de rapprochement entre ce grand martyr et moi, qui m’est trop cher pour ne pas le communiquer à nos lecteurs.
Yakouchkine mourut à Moscou en 1856. Il revint de la Sibérie orientale après l’amnistie donnée par l’empereur actuel. Les mesquineries policières rendaient dure et blessante cette amnistie pour les vieillards. On refusa à Yakouchkine le permis de séjour à Moscou, et on ne revint sur cette décision que lorsqu’il tomba grièvement malade. Une nouvelle offense attendait le moribond à Moscou. Un factum semi-officiel sur l’avènement au trône de Nicolas fut imprimé par ordre de l’empereur. Après trente années, les vieilles injures, fardées à neuf, se dressaient comme un Ave sinistre et immonde à la rencontre des ressuscites.
Des amis de Yakouchkine m’ont dit que le vieillard mourant, après avoir lu la brochure, dit en me désignant: «Je suis sûr qu’il vengera notre mémoire»lviii[58].
CHAPITRE III
CONRAD RYLEIEFF ET NICOLAS BESTOUJEFFlix[59]
«Lorsque Ryléïeff écrivait son Nalivaïko, — écrit Nicolas Bestoujeff, — mon frère Michel, étant malade, demeurait chez lui. Un jour Ryléïeff entra dans sa chambre et lui récita la célèbre »Confession»:
„Pas un mot, saint-père, tes paroles seront perdues. Je sais que la mort attend celui qui se lève le premier contre les oppresseurs du peuple, je connais mon sort et, saint- père, je le bénis avec joie…»
— Ryléïeff, — lui dit Michel, — c’est une prédiction que tu nous fais, à nous et à toi le premier.
— Penses-tu donc que j’aie pu douter un seul instant de ce qui m’attend? — répondit Ryléïeff. — Je suis convaincu que notre perte est imminente et qu’elle est nécessaire pour secouer de leur sommeil nos compatriotes endormis».
Bestoujeff ajoute: «Chez lui ce n’était pas un élan généreux, ni l’entraînement d’un moment, c’étaient sa religion calme, sa conviction inébranlable».
Il était présent lorsque Ryléïeff se sépara de sa